Konrad Kujau ou le faussaire facétieux

-Conte immoral-

Konrad Kujau est né le 27 juin 1938 à Löbau, en Allemagne orientale, dans un milieu imprégné par l’idéologie nazie ; son père était cordonnier, sa mère mourut alors qu’il n’avait que 6 ans. Après le bombardement de Dresde en 1945, il est placé en orphelinat et ne retrouvera ses parents qu’en 1951. Après sa sortie de l’école, en 1954, il rentre en apprentissage de serrurerie puis travaille comme ouvrier. Très jeune, il montre un penchant pour la mystification en vendant de faux autographes de politiciens est-allemands et utilise ses talents d’illustrateur en vendant quelques dessins à des journaux. D’après sa biographie officielle, il étudie l’art à Dresde, passe à l’Ouest en 1957 et reprend des études d’art à Stuttgart, où il exerce aussi ses talents de peintre et de restaurateur. Cependant, mystificateur dans l’âme, Kujau s’est forgé au cours des années une identité et un passé fictifs. Quoiqu’il en soit, il franchit effectivement le Rideau de fer et eut quelques démêlés avec la  justice ouest-allemande pour des actes de petite délinquance commis épisodiquement entre 1959 et 1973 (vols, violences, troubles à l’ordre public). Avec sa compagne Edith Lieblang, une ancienne serveuse, il ouvre près de Stuttgart un bar, le Pelikan, aux débuts des années 1960, puis fonde une entreprise de nettoyage de vitres. En 1970, il découvre que la République Démocratique Allemande regorge de souvenirs nazis et il commence à en faire l’importation clandestine ; en 1974, profitant de ses contacts familiaux à l’Est, il ouvre à Stuttgart une boutique dans laquelle il vend ces objets illégaux aux nostalgiques, sous le manteau évidemment. Aux babioles authentiques, il ajoute des reliques beaucoup plus précieuses, de sa propre création -comme des poèmes d’Hitler, des tableaux signés Adolf Hitler (munis de certificats d’authenticité également contrefaits) et même des fragments d’un opéra hitlérien. Le risque de se retrouver en justice est minime, les acheteurs de ces souvenirs étant plutôt du genre discret…

L’affaire des carnets

La une de Stern : les carnets d’Hitler retrouvés

En janvier 1980 Gerd Heidemann, journaliste à l’hebdomadaire allemand Stern (et collectionneur de reliques nazies, dont le yacht –et la fille- d’Hermann Goering), rencontre Fritz Steifel, un autre admirateur du Reich, qui lui montre un carnet contenant un fragment du journal intime d’Hitler. Ce manuscrit aurait fait partie d’un lot trouvé dans un avion crashé en avril 1945 à Börnersdorf, près de Dresde, lors de l’opération d’évacuation Seraglio. Les carnets auraient été récupérés ensuite par un haut gradé est-allemand, frère d’un certain Dr Konrad Fischer, commerçant à Stuttgart. Heidemann voit se profiler le scoop du siècle : la publication des carnets secrets d’Hitler ! Il entre en contact avec Fischer, qui accepte de lui vendre les carnets au fur et à mesure de leur sortie clandestine d’Allemagne de l’Est, à condition que la publication n’intervienne qu’après le passage de la totalité des documents en Allemagne de l’Ouest ; il y ajoute en prime le manuscrit de Mein Kampf !Malgré les doutes et l’hostilité de la rédaction du Stern, Heidemann parvient à convaincre les propriétaires du journal de mettre la main à la poche. En échange de ces documents, le Stern, associé dans cette transaction secrète à Newsweek et au Times de Rupert Mordoch, finira par verser un total de 9,3 millions de marks (4,76 millions d’euros) sur une durée de deux ans. En effet, enhardi par ses succès, Konrad Kujau -alias Fischer- qui est l’auteur de ces pseudo-carnets, multiplie les manuscrits, jusqu’à atteindre un total de 62 volumes, censés couvrir les années 1932-1945 et livrer les pensées intimes d’Hitler.

Kujau s’empresse de profiter de ce pactole inespéré pour mener la grande vie, de même que Heidemann qui a discrètement prélevé des commissions personnelles sur les achats. Les premières expertises, conduites par des spécialistes reconnus, au premier rang desquels l’historien britannique Hugh Trevor-Roper (membre du comité éditorial du Times), concluent à l’authenticité de ces carnets noirs, portant les sceaux de l’aigle nazi et dont la couverture s’orne des deux lettres gothiques F et H ; il semble en effet que Kujau ait pris le F pour un A ! La découverte, annoncée en conférence de presse par le Stern, le vendredi 22 avril 1983, même si elle suscite le scepticisme de certaines personnes, fait l’effet d’une bombe tout autour du globe.  Paris Match s’empresse d’acquérir les droits pour la France et les pays francophones. Le Sunday Times publie les premiers extraits le 24, Stern publie son numéro spécial le 25 sous le titre « Hitlers Tagebücher entdeckt » et en écoule 2 millions d’exemplaires. Mais très rapidement les choses se gâtent et Trevor-Roper lui-même exprime ses doutes.

Quelques jours plus tard, le 6 mai, les expertises scientifiques réalisées par le service des Archives fédérales allemandes démontrent qu’il s’agit de faux, assez grossiers d’ailleurs. Kujau ne s’embarrassait pas de subtilité ; il s’était contenté d’apprendre (imparfaitement) l’écriture gothique, d’utiliser une encre diluée, de vieillir artificiellement du papier moderne avec du thé et, pour le contenu, de compiler l’anthologie des discours et proclamations d’Hitler publiée en 1962-1963 par l’historien Max Domarus, tout en disséminant des révélations pimentées de son cru sur la pensée d’Hitler. Le scandale fit évidemment beaucoup de tort (au moins moral) au magazine Stern, qui dut faire amende honorable ; les rédacteurs en chef –qui s’étaient pourtant opposés à la publication- furent licenciés mais pas les directeurs, qui avaient poussé à la publication… Kujau –appréhendé à la frontière autrichienne le 14 mai 1983- et Heiderman furent jugés en 1985 ; ils écopèrent de peines de prison ferme. Des rumeurs complotistes ne tardèrent pas à émerger : l’affaire aurait été montée par d’anciens SS, la CIA ou encore le gouvernement est-allemand, Kujau étant fiché comme agent de la Stasi. Konrad, fidèle en cela à son personnage, affirma avoir été un agent double, travaillant pour les deux Allemagnes…

Photogramme du film « Schtonk! »

Le faussaire s’expose

Kujau fut libéré au bout de trois ans à cause d’un cancer du larynx et s’installa à Pfullendorf, au nord du lac de Constance, dans une maison transformée par la suite -en 2005- en musée Konrad Kujau, lieu dirigé par Petra Kujau, dont les liens de parenté avec Konrad ne sont pas clairs (http://www.kujau-museum.de/). Profitant de sa notoriété mal acquise, K. K. ne tarda pas à ouvrir une galerie de « faussaire officiel » à Stuttgart, la « Galerie der Fälschungen » où il vendit ses répliques assumées de Monet, Gauguin, Van Gogh, Egon Schiele, Klimt, Toulouse-Lautrec, Dali, Chagall ou Miro. Des expositions de ses œuvres (créations personnelles et imitations de maîtres mêlées) furent organisées. Le physique débonnaire de Konrad Kujau, son humour cynique et sa totale absence de vergogne lui valaient une certaine sympathie du public, certains allant jusqu’à le comparer à Till l’Espiègle (Till Eulenspiegel), personnage emblématique de la littérature populaire allemande, inventé au XVIe s. dans la lignée du bouffon médiéval. On le vit tour à tour présentateur de télévision, cuisinier, propriétaire de pub, candidat aux élections municipales de Löbau puis de Stuttgart… Il eut encore quelques démêlés avec la justice, pour avoir tiré des coups de feu dans un bar de Stuttgart et pour un trafic de faux permis de conduire. En 1998 les éditions Parerga Verlag de Berlin publient «Die Originalität der Fämschung – Kunsttheorische Schriften » ( L’originalité de la falsification), un ouvrage de 118 pages de Konrad Kujau, dont le manuscrit avait été transmis à l’éditeur par la poste. Dès la sortie du livre, Konrad Kujau, qui affirme ne pas être l’auteur du livre, porte plainte pour tromperie… Ultime pied de nez ou ironie du destin ? Konrad Kujau meurt à Stuttgart deux ans plus tard, le 12 septembre 2000, d’un cancer de l’estomac.

Le Führer a la cote…

Les amateurs de souvenirs du IIIe Reich, nostalgiques ou collectionneurs un tantinet pervers, sont encore nombreux ; les acheteurs prêts à dépenser de petites fortunes sont répartis à travers le Monde : Chine, Brésil, Emirats arabes, Allemagne. La maison familiale de vente aux enchères Weidler, installée place Albrecht-Dürer à Nüremberg, semble s’être fait une spécialité de la vente d’œuvres attribuées à Hitler et accessoirement de souvenirs du nazisme (dont les emblèmes sont hypocritement floutés) : https://www.auktionshausweidler.de/en/. En 2009, deux aquarelles ont été vendues pour 32.000 euros ; en juin 2015, 14 aquarelles et dessins, mis à prix entre 1000 et 45.000 euros pièce, ont été adjugés pour un total de 391.000 euros, dont une aquarelle, représentant le château de Neuschwanstein,  achetée 100.000 euros par un client chinois ; catalogue consultable sur https://www.auktionshausweidler.de/dl/A1920-Foto_WEB.pdf. La dernière vente a été organisée en février 2019, qui proposait un lot de 31 œuvres (aquarelles, pastel, dessins au crayon, à la plume, au fusain et à la craie), vendues par 23 propriétaires différents et mises à prix entre 130 et 45.000 euros ; catalogue consultable sur https://www.auktionshausweidler.de/de/kataloge/2019/2210/A2210-Foto_WEB_3neu-compressed.pdf. La plupart de ces tableaux ont toutefois été retirés de la vente par la justice allemande sur soupçon de falsification (Le Point du 11/2/2019), malgré les certificats d’authentification signés par d’éminents spécialistes : Eckehard Müller, Hans O. A. Horvath, August Priesack et Frank Garo. Un rapport, rédigé en 2019 par les journalistes néerlandais Jaap van den Born et Bart FM Droog, pointe les doutes sérieux planant sur ces expertises et cite Kujau à plusieurs reprises (article disponible en ligne sur le site http://www.droog-mag.nl). Plus récemment, en novembre 2019, la société Hermann Historica, basée à Münich, a ravivé la polémique sur le marketing du nazisme en mettant en vente des effets personnels d’Hitler et de son entourage : https://www.hermann-historica.de/de/auctions/list/category/1050/id/411.

… Le faussaire aussi

Les faux de Konrad Kujau ont atteint une cote non négligeable ; vous pouvez par exemple acquérir un tableau de Manet, peint par Kujau, pour 5700 € auprès de la galerie d’antiquités Thomas Kern à Münich ou trouver sur eBay la Nuit étoilée de Van Gogh (signée Kujau) pour 8000 € et les Parapluies de Renoir pour 9000 €. Sur Artprice, on trouve 137 résultats d’adjudications d’œuvres de Konrad Kujau. Petra Kujau, présentée tantôt comme la fille, la petite-fille (ce qui est impossible car elle est née en 1960 ou 1966), la cousine, la nièce ou la petite-nièce du faussaire, se lança en 1999 sur les traces de son parent, après avoir été serveuse de bar à Stuttgart et chanteuse. Dans la filiale berlinoise de la galerie de Stuttgart puis dans sa galerie de Dresde, elle exposa les tableaux de Picasso, Van Gogh, Gauguin, Léonard de Vinci, Schiele et Klimt peints par Konrad ; elle eut des ennuis avec la justice entre 2005 et 2010 pour avoir vendu pour un total de 300.000 € des « faux faux » de Konrad Kujau, copies sommaires de maîtres, achetées en Asie et sur lesquelles elle apposait la signature de Konrad Kujau… Un coup de génie et un pied de nez dont ce dernier aurait été fier ! L’escroquerie fut révélée par une autre « faussaire officielle », disciple de Konrad Kujau : Gabriele Sauler. Une exposition des propres faux de Petra, carrément présentée comme « one of the most important female artists of the last century » fut organisée à la National Gallery de San Francisco du 25 février au 23 avril 2016 ( http://www.dissolvesf.org/issue-4/petra-kujau-the-paintings).

Un autre faussaire allemand, contemporain de Kujau, connut une certaine notoriété : Christian Goller (1943-2017) est soupçonné d’avoir produit plusieurs dizaines de faux tableaux, particulièrement des vieux maîtres comme Mathias Grünewald et surtout Cranach l’Ancien ; caprices du hasard, Goller avait suivi des études de restauration à l’académie des arts de Stuttgart et épousé une Fischer (https://www.arthistorynews.com/articles/3132_Achtung_Fake).

Pour en savoir plus

  • Charles HAMILTON : The Hitler Diaries : Fakes that fooled the World. The University Press of Kentucky, 1991, 211 pages.
  • Robert HARRIS : Selling Hitler. Faber & Faber, 1986, 402 pages.
  • sur YouTube, une interview télévisée surréaliste de Konrad Kujau en 1985, où il fait la démonstration de ses talents -plutôt approximatifs- de faussaire : https://www.youtube.com/watch?v=pRd39N0sxTc
  • Une série télévisée de 5 épisodes, basée sur l’ouvrage de Robert Harris, a été consacrée en 1991 à l’affaire des carnets secrets : Selling Hitler, réalisé par Alastair Reid, avec Jonathan Pryce dans le rôle de Gerd Heidemann (https://www.youtube.com/watch?v=LHO_F32NNew).
  • Un long-métrage a également été tourné par le réalisateur allemand Helmut Dietl en 1992 : Schtonk !
  • http://www.kujau-archiv.de/foyer.html
  • Les œuvres de Kujau peuvent être vues dans le musée ouvert en 2014 à Bietigheim-Bissingen, une ville située à une vingtaine de kilomètres au nord de Stuttgart : le Kujau-Kabinett, où vous pourrez même acquérir les « Carnets secrets de Konrad Kujau » : https://www.kujau-kabinett.de/

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