Le duel au XIXe siècle

La pratique du duel, répandue au XIXe s. en France parmi les mondains, en particulier les journalistes, écrivains, artistes, hommes politiques et officiers, suivait un rituel dont la forme la plus achevée fut pratiquée pendant plusieurs décennies sous une forme à peu près fixée. Ce règlement a été couché sur le papier par le comte de Chatauvillard, membre du très élitiste Jockey-Club de Paris et auteur d’un Essai sur le duel, paru chez Bohaire à Paris en 1836 (488 pages) (https://www.librairie-siblot.fr/images/2014/03/Essai-sur-le-duel-1836.pdf).

Le cœur de l’ouvrage est un code du duel, comprenant 8 chapitres traitant respectivement:

  1. De l’offense (caractérisation  de l’offense et règles de désignation de l’offensé)
  2. De la nature des armes (trois armes légales sont admises : l’épée, le pistolet et le sabre)
  3. Du duel et de l’appel (procédures préliminaires au duel)
  4. Des témoins, de leur devoir
  5. Du duel à l’épée (uniquement avec l’usage d’un seul bras)
  6. Des duels au pistolet (à une distance variant de 50 à 15 pas ; sont admis : le duel au pistolet de pied ferme, le duel au pistolet à volonté, le duel au pistolet à marcher, id. à marche interrompue, le duel au pistolet à ligne parallèle, le duel au pistolet et au signal)
  7. Du duel au sabre (d’estoc et de taille, ou d’estoc uniquement)
  8. Des duels exceptionnels (duel à pied ou à cheval, à la carabine, au fusil ou au pistolet ; duel exceptionnel au pistolet à distances plus rapprochées, duel exceptionnel au pistolet avec une seule arme chargée, duel exceptionnel au pistolet à marche interrompue et à ligne parallèle)

Chateauvillard s’étend, dans plusieurs passages du livre, sur ses motivations, essentiellement « philanthropiques » ; il s’agit, tout en préservant l’honneur (motivation essentielle du duel), d’encadrer les combats et « d’éviter ainsi des fautes qui compromettent l’existence d’un ami, des assassinats qu’on croit devoir passer sous silence, pour ne pas donner aux familles le déshonneur d’une récrimination » (p. 6).

Une autre raison présidait aussi à l’élaboration d’un tel code, c’était la difficulté pour les tribunaux de statuer sur les homicides par fait de duel qui leur étaient soumis. Une affaire judiciaire en particulier eut un grand retentissement dans l’opinion, à la suite du duel qui opposa en 1828 à Hellemmes (Nord) deux négociants lillois, Aimable  Auguste Lemaire et François Simon Pierre Huet et qui se solda par la mort de l’un des duellistes, âgé de 25 ans. Le tribunal se prononça pour la non-culpabilité du vainqueur.

La popularité du règlement de Chatauvillard tient peut-être à la liste, publiée dans le volume, des militaires hauts gradés -dont une dizaine de pairs de France- qui ont apporté leur approbation aux règles exposées. Le reste de l’ouvrage (en fait, sa plus grande partie) est constitué de commentaires et d’une histoire du duel.

La diffusion du livre dépassa les frontières nationales puisqu’il fut traduit en allemand.

Les concurrents de Chatauvillard

Des codes similaires avaient été publiés auparavant en Europe, en particulier le code irlandais (Irish Code Duello, comprenant 25 règles) adopté en 1777 aux assises d’été du tribunal de Clonmel et le British code of duel publié à Londres en 1824. D’autres suivirent dans la seconde moitié du XIXe s., comme le Nouveau Code du duel, Histoire, législation, droit contemporain du comte Charles du Verger Saint-Thomas (1879, publié chez E. Dentu à Paris, 465 p.), l’Art du duel d’Adolphe Tavernier, escrimeur et écrivain (publié chez Marpon et Flammarion en 1885 avec une préface d’Aurélien Scholl, 239 p.),  le Jeu de l’épée : Leçons de Jules Jacob, suivies du duel au sabre et du duel au pistolet, et de conseils aux témoins d’Emile André –pseudonyme d’Emile-André Raballet, journaliste et escrimeur- (1887, Ollendorff, 278 p.) et Le Duel à travers les âges, Histoire et législation, duels célèbres, code du duel de Gabriel Letainturier-Fradin, sous-préfet (1892, Flammarion, 304 p.), suivi de l’ouvrage du même auteur : Faut-il se battre ? Le duel moderne, Sauvons l’honneur ! (1901, Flammarion, 54 p.).

Le duel, un thème romanesque

Le code de Chatauvillard se retrouve dans plusieurs œuvres littéraires, dont nous livrons quelques morceaux choisis.

« Les témoins arrivèrent avant midi. Frédéric, par bon goût, crut devoir ne pas assister à la conférence. Le Baron et M. Joseph déclarèrent qu’ils se contenteraient des excuses les plus simples. Mais Regimbart, ayant pour principe de ne céder jamais, et qui tenait à défendre l’honneur d’Arnoux (Frédéric ne lui avait point parlé d’autre chose), demanda que le Vicomte fît des excuses. M. de Comaing fut révolté de l’outrecuidance. Le Citoyen n’en voulut pas démordre. Toute conciliation devenant impossible, on se battrait. D’autres difficultés surgirent ; car le choix des armes légalement appartenait à Cisy, l’offensé. Mais Regimbart soutint que, par l’envoi du cartel, il se constituait l’offenseur. Ses témoins se récrièrent qu’un soufflet, cependant, était la plus cruelle des offenses. Le Citoyen épilogua sur les mots, un coup n’étant pas un soufflet. Enfin, on décida qu’on s’en rapporterait à des militaires ; et les quatre témoins sortirent, pour aller consulter des officiers dans une caserne quelconque. » (Gustave Flaubert : L’éducation sentimentale, 1869)

« Ses témoins, le marquis et le colonel, se mirent à sa disposition, et, après lui avoir serré énergiquement les mains, discutèrent les conditions:
– Vous voulez un duel sérieux?
Le vicomte répondit:
– Très sérieux.
Le marquis reprit:
– Vous tenez au pistolet?
– Oui.
– Nous laissez-vous libres de régler le reste?
Le vicomte articula d’une voix sèche, saccadée:
– Vingt pas, au commandement, en levant l’arme au lieu de l’abaisser. Echange de balles jusqu’à blessure grave.
Le colonel déclara d’un ton satisfait:
– Ce sont des conditions excellentes. Vous tirez bien, toutes les chances sont pour vous.
 » (Guy de Maupassant : Un lâche, nouvelle publiée dans le recueil Contes du jour et de la nuit, 1885)

— Messieurs, nous ne voyons vraiment pas de rapport évident entre l’offense et le duel. Il n’y a rien de commun entre l’offense que, parfois, par faiblesse humaine, nous faisons à un autre, et le duel. Vous êtes des gens instruits, sortis de l’Université, et, assurément, vous ne voyez dans le duel qu’une formalité surannée et futile, et rien de plus. Nous professons également la même opinion, sinon nous ne serions pas venus, ne pouvant tolérer qu’en notre présence des gens se fusillent mutuellement.
Chechkovski essuya son front en sueur, et poursuivit :
— Mettez donc fin, Messieurs, à ce malentendu ; tendez-vous la main l’un à l’autre et retournons chez nous boire le vin de la réconciliation. Parole d’honneur, Messieurs.
Von Koren garda le silence ; et Laïevski, s’apercevant qu’on le regardait, dit :
— Je n’ai rien contre Nikolaï Vassiliévitch. S’il trouve que je suis coupable, je suis prêt à lui présenter mes excuses.
Von Koren s’offensa.
— Évidemment, Messieurs, — dit-il, — il vous serait agréable que M. Laïevski retournât chez lui, tel un magnanime chevalier ; mais je ne puis vous procurer, ainsi qu’à lui, cette satisfaction. Il n’était pas besoin de se lever si tôt, ni de faire dix verstes hors de la ville, pour la seule raison de boire et de manger ensemble, et de me déclarer que le duel est une formalité surannée. Le duel est le duel, et il ne faut pas le rendre encore plus sot et plus faux qu’il n’est en réalité. Je désire me battre !
Un moment de silence régna.
L’officier Boïko tira d’un étui deux pistolets ; il en tendit un à Von Koren et l’autre à Laïevski.
Et alors se produisit un certain embarras, qui égaya une seconde les témoins et Von Koren. On s’aperçut que pas un seul des témoins n’avait encore vu de duel, et que tous ignoraient ce qu’il fallait faire et dire en cette occasion.
Boïko déclara qu’on devait compter vingt pas et, aux deux points extrêmes de cette distance, planter en terre des sabres ; après quoi, les adversaires, au commandement de : marche ! s’avanceraient à la rencontre l’un de l’autre, et, quand ils seraient à dix pas seulement de distance ils feraient feu. Cela parut difficile et même inexécutable.
— Messieurs, qui de vous se souvient comme c’est décrit dans Lermontof ? — demanda Von Koren en riant. — Tourguénief également a un certain Bazarof qui se bat en duel…
— Comment se rappeler cela ? — dit impatiemment Oustimovitch, en s’arrêtant un instant. — Mesurez dix pas, et voilà tout.
Et il fit trois pas, pour montrer comme il fallait s’y prendre. Boïko compta donc dix pas, et son compagnon planta son sabre et traça une raie sur le sol aux deux bouts, afin d’indiquer les limites.
Les adversaires prirent leur place au milieu du silence général.
— Il y a ici des taupes, — se disait le diacre, accroupi dans son buisson.
— Le défi a été porté par Nikolaï Vassiliévitch. Vous devez donc tirer le premier, — dit Chechkovski en s’adressant à Laïevski.
Puis il reprit :
— Il me semble que je ne me trompe pas.
— Non, c’est bien ainsi, — dit Boïko.
Laïevski arma le pistolet, dont il tint en l’air le canon lourd et froid. Il oublia de défaire son paletot, et ressentit une certaine gène aux épaules et sous le bras, tandis que sa main s’élevait aussi difficilement que si sa manche eût été de fer-blanc. Il se rappela sa haine de la veille envers le front basané et les cheveux frisés de Von Koren, et pensa que, même au moment de la plus profonde haine et de la plus violente colère, il n’eût pu viser sur un homme.
Craignant que la balle, par mégarde, n’atteignît son adversaire, il soulevait le pistolet toujours plus haut, et, bien qu’il comprît qu’une générosité trop affichée ne serait pas délicate, il ne pouvait faire autrement.
Laïevski voyait le visage un peu pâle, mais empreint d’un sourire moqueur, de Von Koren, qui était évidemment convaincu que son adversaire allait tirer en l’air, et il pensa que, grâce à Dieu, tout allait être bientôt fini, et qu’il suffisait de presser fortement le chien…
Son épaule se recula violemment, tandis qu’un coup de feu retentissait, répercuté par l’écho des montagnes.
Von Koren arma à son tour son pistolet, et se tourna vers Oustimovitch, qui continuait à marcher en long et en large, les mains derrière le dos et sans prêter aucune attention à ce qui se passait.
— Docteur, — dit-il, — soyez assez bon pour ne pas faire ainsi le balancier. Cela me trouble les yeux.
Le docteur s’arrêta, et Von Koren, soulevant son arme, se mit à viser Laïevski.
— C’en est fait ! — pensa celui-ci, en tremblant et en éprouvant un frisson glacé. Il eut envie de sauter de côté, ou de s’allonger par terre, ou de mourir, tellement terrible et nouvelle pour lui fut la sensation qu’il éprouva à ce moment.
Le canon du pistolet, dirigé droit sur son visage, l’expression de haine et de mépris qui se dégageait de la pose et de toute la personne de Von Koren, et ce meurtre qu’allait accomplir un homme comme il faut, en plein jour, en présence d’autres hommes bien élevés, et ce silence, et la force inconnue qui le forçait à rester là et à ne pas fuir, — comme tout cela était mystérieux, incompréhensible, terrible !
(Anton Tchekhov, Un Duel, 1891)

« Le lieu et l’heure ainsi fixés, il restait à choisir les conditions du combat. En effet, un duel au pistolet pouvait s’exécuter selon quelques variantes traditionnelles dites « légales ». Dans cette phase de la discussion, Andraskany s’en donna à cœur joie. Ces variantes, objet d’un choix subtil, semblaient n’avoir été inventées que pour le plaisir d’argumenter en expert. Ainsi le duel « de pied ferme » poserait le problème de savoir qui tirerait le premier, étant donné les difficultés déjà soulevées pour le choix des armes. Le comte Korvanyi ne voulait pas que l’on en vienne à tirer au sort sur ce point décisif en cas de désaccord des témoins. Le combat « au signal », qui permettait aux deux adversaires de viser tranquillement en attendant l’ordre de tirer, était le plus mortel de tous et serait, pour cette raison, refusé à coup sûr par les témoins de von Wieldnitz. Le duel « en avançant sur des lignes parallèles » était exclu par manque de place à l’intérieur du manège. » (Mathias MenegozKarpathia,  Folio, 2015, p. 48)

On ne saurait oublier de mentionner la nouvelle Le Duel, de Joseph Conrad, qui inspira le film de Ridley Scott : « Les Duellistes » (The Duellists), avec Harvey Keitel et Keith Carradine (1977).

Le duel, un ingrédient politique

Parmi les duels célèbres du XIXe siècle, citons celui qui se conclut par la mort du jeune mathématicien Evariste Gallois le 30 mai 1832, touché à l’abdomen par une balle, celui du journaliste Armand Carrel, mort le 24 juillet 1836 à la suite de son duel avec Emile de Girardin ou celui qui opposa Pouchkine au vicomte d’Archiac, attaché d’ambassade à Saint-Pétersbourg, le 29 janvier 1837 et qui se solda par la mort de l’écrivain russe, fauché d’une balle dans le bassin. Le poète russe Mikhaïl Lermontov (cité dans l’extrait de Tchekhov figurant ci-dessus), qui mourut lui-même dans un duel en 1841, écrivit sur ce drame La Mort du poète.

« Un duel déplorable a enlevé hier aux sciences exactes un jeune homme qui donnait les plus hautes espérances, et dont la célébrité précoce ne rappelle cependant que des souvenirs politiques. Le jeune Evariste Gallois, condamné il y a un an pour des propos tenus au banquet des « Vendanges de Bourgogne », s’est battu avec un de ses anciens amis, tout jeune homme comme lui, comme lui membre de la Société des  « Amis du Peuple », et qui avait, pour dernier rapport avec lui, d’avoir figuré également dans un procès politique. On dit qu’une affaire de femmes a été la cause du combat. Le pistolet étant l’arme choisie par les deux adversaires, ils ont trouvé trop dur, pour leur ancienne amitié, d’avoir à viser l’un sur l’autre, et ils s’en sont remis à l’aveugle décision du sort. Chacun d’eux a été armé d’un pistolet, et a tiré à bout portant ; une seule de ces armes était chargée. Gallois a été percé d’outre en outre par la balle de son adversaire ; on l’a transporté à l’hôpital Cochin, où il est mort au bout de deux heures. Il était âgé de vingt-deux ans. »

Journal de Rouen, 3 juin 1832

Les décès d’Evariste Gallois et d’Armand Carrel eurent un retentissement politique important, tout comme la mort du journaliste républicain Victor Noir, assassiné par le prince Pierre Bonaparte le 10 janvier 1870, alors qu’il venait se présenter comme témoin de duel au domicile du prince. On sait que grâce à son gisant de bronze réaliste du Père-Lachaise, Victor Noir garde une vive popularité et un succès posthume enviable auprès des dames.

Gisant de Victor Noir au cimetière du Père-Lachaise à Paris en juillet 2016

Au nombre des grands duellistes de la IIIe République figurent le polémiste Henri Rochefort, journaliste communard et surtout l’écrivain anarchiste Laurent Tailhade, un familier de Léon Bloy (http://www.carnetsdepolycarpe.com/leon-bloy-lexcessif/), qui put revendiquer une trentaine de duels à son actif entre 1882 et 1912, en particulier avec Maurice Barrès qui lui ôta l’usage d’un bras lors d’une de  leurs rencontres.

L’affaire Dreyfus, qui divisa si profondément l’opinion publique française, provoqua une recrudescence des duels, dont celui du 5 mars 1898 qui opposa le lieutenant-colonel Picquart au commandant Henry, scène reproduite récemment dans le J’accuse de Roman Polanski.

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