Léon Bloy (1846-1917) fait partie de cette catégorie de gens de lettres qualifiée d’ « écrivains imprécateurs ». Individualiste, misanthrope, mystique et d’une fierté hautaine, sa vie matérielle fut particulièrement misérable ; « en réalité, je fus un des Dix-Mille retraitants sempiternels de la famine parisienne (…) qui prélèvent l’impôt de leur fringale sur les déjections de la richesse et qui assaisonnent à la fumée de marmites inaccessibles et pénombrales, la symbolique croûte de pain récoltée dans un urinoir » (Le Désespéré, chapitre I). Sa première maîtresse, Anne-Marie Roulé, partagea ses délires mystiques avant d’être internée à Sainte-Anne ; une autre succomba à la tuberculose à l’hôpital de La Pitié, la suivante fut emportée par le tétanos. La jeune femme danoise qu’il épousa en 1890, Jeanne Molbech, lui donna quatre enfants, dont un mourut de malnutrition.
Le mendiant ingrat
Il brandissait cette pauvreté comme un étendard, faisant de l’appel à la charité de ses proches -jusqu’à leur exaspération- une règle de vie ; tenaillé par le besoin de mordre la main qui le nourrissait, il fut conduit à se brouiller violemment avec la quasi-totalité de ses amis, successivement et selon un processus immuable menant de l’enthousiasme au mépris. Il livra aux journaux de l’époque des articles vengeurs écrits au vitriol et brocarda ses adversaires et anciens amis dans des romans à clef, comme « le Désespéré » où ceux-ci apparaissent sous des noms assez transparents pour ses contemporains :
- Mérovée Beauclerc = le critique Francisque Sarcey ; « excepté son indicible bassesse d’esprit, je nie tout de lui et je méconnais absolument la « compétence dramatique » (de cet) homme (…) » (Bloy, in litteris)
- Gaston Chaudesaigues = Alphonse Daudet ; « plagiaire boutiquier de lettres dont l’impudence est si prodigieuse qu’il ne prend même pas la peine de démarquer les draps de lit de Dickens dans lesquels il dorlote depuis dix ou douze ans les personnages de ses romans » (Bloy, in litteris)
- Valérien Denizot = le journaliste et écrivain Aurélien Scholl, « soi-disant entrepreneur de démolitions » (Bloy, in L’évènement, 29/2/1884)
- Alexis Dulaurier = l’écrivain-académicien Paul Bourget, sur lequel Bloy publie des textes aux titres dénués d’ambigüité : « Raclure de tiroir » (12/7/1884), « L’Eunuque » (in « Belluaires et Porchers ») ; « il faut penser à l’incroyable anémie des âmes modernes dans les classes dites élevées, -les seules âmes qui intéressent Dulaurier et dont il ambitionne le suffrage- pour bien comprendre l’eucharistique succès de cet évangéliste du Rien ».
- Hamilcar Lécuyer = le poète Jean Richepin « physionomie à la fois ardente et impassible, bronzée et recuite au four de toutes les crapules » (in Le Chat noir, 7/6/1884).
- Gilles de Vaudoré = Guy de Maupassant, dépeint comme un « romancier ithyphallique », « tringlot de la littérature », « bellâtre de garnison », « jouisseur (dont) la parfaite stupidité est surtout manifestée par des yeux de vache ahurie ou de chien qui pisse, à demi noyés sous la paupière supérieure et qui vous regardent avec cette impertinence idiote que ne paierait pas un million de claques » (« le Désespéré », chapitre LVIII) ; c’est pour Bloy « le Grand Veneur de la pornographie contemporaine, (…) l’exhibitionniste phallophore qui édifie son budget sur le gain périodique de certains steeple-chases de lupanar dont il est généralement le vainqueur, au conspect d’une élite de pourceaux du reportage » (in litteris, 17/9/1884)
L’incroyable violence de ces attaques, qui allaient jusqu’à la diffamation, ferait passer les polémistes les plus virulents d’aujourd’hui pour d’aimables gentlemen.
Paul Léautaud rencontre Léon Bloy au Mercure de France en 1908 et le décrit ainsi, à l’entrée du 1er juillet de son « Journal littéraire » : « C’est un curieux bonhomme, féroce et gouailleur le plus placidement du monde. »
Révolutionnaire et anticlérical dans sa jeunesse, Léon Bloy devint un ardent catholique après sa rencontre en 1868 avec Barbey d’Aurevilly et sous l’influence, également, d’Ernest Hello dont il fut un fervent laudateur. Il professait une foi intransigeante et mystique très personnelle, au point de frôler l’hérésie. Il montrait une admiration toute particulière pour la vie monastique de La Trappe -qu’il faillit rejoindre- et pour la Grande Chartreuse, ainsi qu’une vénération spéciale pour Notre-Dame-de-la-Salette. Son écriture particulière mêle à plaisir expressions vulgaires et mots précieux ou néologismes maniérés. De ce point de vue stylistique comme dans la virulence des propos, la parenté de l’œuvre de Céline (1894-1961) avec celle de Bloy est frappante et a été soulignée par plusieurs critiques.
Joris-Karl Huysmans, soumettant le panel des écrivains catholiques à la critique de son double littéraire, fait dire au duc des Esseintes dans A rebours (1884) : « (…) aussi le catholicisme s’était-il empressé d’écarter de ses feuilles l’un de ses partisans, un pamphlétaire enragé, qui écrivait une langue tout à la fois exaspérée et précieuse, coquebine et farouche, Léon Bloy (…) ».
Outre « le Desespéré », ouvrage autobiographique paru en 1887 et « Un brelan d’excommuniés » consacré à Barbey d’Aurevilly, Hello et Verlaine, ses œuvres les plus marquantes sont « le Salut par les Juifs » (1892, en réponse à « la France Juive », ouvrage antisémite de Drumont publié en 1886), « Histoires désobligeantes » (recueil de contes, 1894), « la Femme pauvre » (1897), «le Mendiant ingrat » (1898, première partie de son Journal) et « l’Exégèse des lieux communs » publié en 1902 et 1913 (ouvrage dans lequel il brocarde, à l’instar du « Dictionnaire des idées reçues » de Flaubert, les platitudes de l’esprit bourgeois). Edmond de Goncourt s’éleva dans son Journal, à la date du 7 novembre 1890, contre les succès remportés par Léon Bloy dans certains milieux intellectuels : « Ah ! les jeunes gens du Petit Journal, les jeunes gens de La Plume et autres sales petites feuilles de l’égout catholique, quelles chaudes prédilections pour les coquins ! C’est de Bloy, de ce misérable, de ce carotteur, de ce mendiant l’éreintement au poing, qu’ils font cet éloge et qu’ils représentent comme le grand littérateur, le grand moralisateur, le grand chrétien, le divin surnaturaliste ». Il faut dire que Bloy ne se montra guère tendre envers les Goncourt, dont il écrivit –dans son style si reconnaissable- que « l’œuvre déjà n’intéresse plus que les merlans du journalisme ou les derniers paveurs byzantins des écuries du Copronyme » (article de « La Plume » du 15 novembre 1890).
Né à Périgueux le 11 juillet 1846, Léon Bloy mourut le 3 novembre 1917 à Bourg-la-Reine, où il est enterré.
Pour en savoir plus :
- Léon BLOY : Le Désespéré. Présentation par Pierre Glaudes, éd. Garnier Flammarion (2010).
- Léon BLOY : Journal, 2 vol., coll. Bouquins, éd. Robert Laffont.
- http://leon-bloy.blogspot.com/ (site très documenté avec une iconographie abondante).