Les protocoles des Sages de Sion : conspirationnisme et manipulation avant l’ère Internet

Faux et usage de faux

Les Protocoles des Sages de Sion est le titre d’un ouvrage qui a circulé au début du XXe s. dans la Russie tsariste ; il a été présenté comme la transcription des procès-verbaux du premier Congrès sioniste tenu à Bâle en août 1897, qui contiendraient un plan élaboré par la communauté juive pour dominer le Monde.

La première publication en a été effectuée entre le 28 août et le 7 septembre 1903, sous forme de feuilleton, dans le journal de Saint-Petersbourg Znamia, dirigé par le journaliste d’extrême-droite Pavel Krushevan. De nombreuses éditions des Protocoles ont été publiées ensuite, en langue russe par Sergueï Nilus (écrivain mystique et conservateur) à partir de 1905, mais aussi en allemand, en anglais et en français.

Très rapidement des doutes ont été émis quant à l’authenticité du document, du fait d’abord des conditions obscures de sa publication et de la personnalité trouble des premiers éditeurs.

Les travaux des journalistes et des historiens –aidés par l’ouverture des archives soviétiques- ont définitivement démontré qu’il s’agissait indubitablement d’un faux, probablement élaboré par un certain Mathieu Golovinski, agent à Paris de la police politique tsariste, sur commande de Piotr Ratchovski, chef du bureau de l’Okhrana (la police politique secrète du tsar) à Paris. La supercherie a été découverte grâce à l’exhumation d’un ouvrage de Maurice Joly paru à Bruxelles en 1864 (Dialogue aux Enfers. Montesquieu et Machiavel ou la politique de Machiavel au XIXe s., par un contemporain), texte que Golovinski a allègrement plagié, reprenant des passages entiers dans le même ordre et en les modifiant à peine. Joly était un avocat parisien et un polémiste de talent dont le livre, conçu comme un pamphlet contre l’empereur Napoléon III, relatait un dialogue fictif dans lequel Machiavel expose cyniquement sa doctrine politique en faveur du despotisme, face au libéral Montesquieu ; Govolinski s’est contenté d’adapter le discours de Machiavel en substituant les Juifs au despote. Après la Révolution de 1917 Govolinski s’est rallié sans état d’âme au régime bolchevik dont il est devenu un des apparatchiks. Plusieurs ouvrages littéraires ont été consacrés à la genèse des Protocoles dont Le complot (The Plot), BD de Will Eisner parue en 2005 et Le cimetière de Prague d’Umberto Eco (roman paru en 2010), dans lequel le personnage principal, Simon Simioni, est un faussaire italien à la solde des services secrets français et russes, qui élabore les Protocoles des Sages de Sion.

La juxtaposition de l’ouvrage de Joly et des Protocoles ne laisse aucune ambigüité sur le plagiat. Nous avons porté en rouge les phrases de Joly reprises presque mot à mot par Govolinski.

La leçon de politique que Joly met dans la bouche de Machiavel est d’un cynisme absolu et sa lecture provoque quelque malaise lorsque certaines phrases trouvent leur écho dans l’actualité politique.

Théorie du complot

La croyance en un programme secret de domination du Monde par les Juifs n’était pas nouvelle lorsque Govolinski a pris la plume. Le concept avait été exposé en particulier dans un roman publié en 1868 sous le pseudonyme de sir John Retcliffe par un journaliste prussien, conservateur et antisémite, Hermann Goedsche (1815-1878) ; de cet ouvrage de fiction, intitulé « Biarritz », un passage a été extrait par la suite et publié séparément en Russie à partir de 1872, avec la participation des services de l’Okhrana, sous le titre Discours du grand rabbin au cimetière de Prague.

Le vieux cimetière juif de Prague (photo Vladimir Soukup, éditée en carte postale par Pressfoto, Prague)
« Biarritz », dans une édition de 1924 en 4 volumes publiée à Münich par Deutsche Volksverlag, qui édita également « Der Weltkampf », le magazine mensuel de l’idéologue nazi Alfred Rosenberg (https://www.abebooks.fr/)

Au moins huit impressions partielles en allemand ont été réalisées à Berlin, à Dresde, à Prague et à Lorch entre 1919 et 1943 (Lange 2007). On retrouve aussi ce texte dans l’ouvrage antisémite de Kalixt de Wolski publié à Paris en 1887, La Russie juive (pendant de La France juive d’Edouard Drumont de 1886). Il constitue en quelque sorte une préfiguration des Protocoles.

Dix-huit siècles ont appartenu à nos ennemis, mais le siècle actuel et les siècles futurs doivent nous appartenir, à nous, peuple d’Israël, et nous appartiendront sûrement. Voici la dixième fois, que depuis mille ans de lutte atroce et incessante avec nos ennemis, se réunissent dans ce cimetière, auprès de la tombe de notre grand maître Caleb, saint rabbin Syméon-ben-Ihuda, les élus de chaque génération du peuple d’Israël, afin de se concerter sur les moyens de tirer avantage, pour notre cause, des grandes fautes et péchés que ne cessent de commettre nos ennemis, les Chrétiens. Chaque fois, le nouveau Sanhedrin a proclamé et prêché la lutte sans merci avec ces ennemis. Mais, dans nul des précédents siècles, nos ancêtres n’étaient parvenus à concentrer entre nos mains autant d’or, – conséquemment de puissance, – que ce que le XIXe siècle nous en a départi. Nous pouvons donc nous flatter, sans téméraire illusion, d’atteindre bientôt notre but, et porter un regard assuré sur notre avenir.

Discours du grand rabbin au cimetière de Prague, dans la Russie juive, 1887
« Les secrets du cimetière juif de Prague », extrait de « Biarritz », publié à Prague en 1942 (édition Orbis)
« Qu’est-ce que l’esprit juif ? », brochure publiée en 1920 à Lorch (Würtemberg) par l’éditeur Karl Rohm, qui adhéra au parti national-socialiste en 1933

Le thème du complot secret contre l’ordre régnant avait été développé par Alexandre Dumas dans son roman de 1853, Joseph Balsamo, dans lequel le héros, inspiré du fameux comte de Cagliostro, prend la tête d’une société secrète internationale œuvrant à renverser la monarchie. Il est à noter que certains auteurs, dont Goethe, ont donné à Joseph Balsamo une origine juive.

« La France juive », best-seller de l’antisémitisme en France, publié en 1866 par le journaliste Édouard Drumont et réédité à plusieurs reprises
Planche extraite de « La France juive » de Drumont ; le tsar Alexandre III y occupe une place centrale

L’utilisation politique des Protocoles

Le texte de Golovinski, comme l’ouvrage de Goedsche, a été utilisé par les milieux antisémites pour nourrir l’hostilité envers les Juifs mais aussi pour lutter contre les idées libérales, d’abord en Russie tsariste. Après 1917, les Russes blancs réfugiés en Europe occidentale y ont diffusé les Protocoles. Les nazis ont évidemment proclamé l’authenticité de l’ouvrage et l’ont utilisé pour justifier leur action contre les Juifs, approuvés par des « compagnons de route » comme le fameux industriel états-unien Henry Ford ou l’écrivain français Louis-Ferdinand Céline. De nos jours les milieux antisémites occidentaux ont mis sous le boisseau les Protocoles, dont l’authenticité est désormais difficile à défendre mais les islamistes fanatiques ont pris la relève et continuent sans vergogne à utiliser le texte comme outil de propagande antisémite ; quelques pays arabes comme l’Egypte ou l’Iran lui accordent du crédit, allant jusqu’à en tirer des séries télévisées, comme Le cavalier sans monture de l’acteur égyptien Muhammad Subhi, diffusé pour la première fois en 2002 (https://www.letemps.ch/monde/inspire-protocoles-sages-sion-un-telefilm-antisemite-egyptien-scandale-israel). L’ouvrage connait aussi un certain succès dans d’autres parties du monde comme la Russie et l’Amérique latine, pour les raisons que l’on devine.

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