Les musées médicaux suscitent chez le visiteur une fascination où la morbidité tient certainement une bonne place, parce que la contemplation de chairs ouvertes, de muscles et d’organes mis à nu -quintessence de l’intimité- nous renvoie à notre condition purement matérielle, dépouillée de tous les artifices de la culture. Qu’on se souvienne de la polémique que créa l’exposition de corps « plastinés » par le performeur et homme d’affaires allemand Van Hagens en France dans les années 2008-2009 (Mariotti 2016). Bien plus que l’exhibition de squelettes et d’ossements nus, la présentation des parties molles d’un corps en trois dimensions vient nous rappeler crûment notre mortalité, à la manière des transis médiévaux. Bien peu échappent à cette fascination, y compris parmi les puissants de ce monde et l’on peut citer les exemples du tsar de Russie Pierre Ier -qui acquit la collection anatomique du médecin néerlandais Frederik Ruysch- ou encore de l’empereur Joseph II d’Autriche, qui fit construire le Josephinum à Vienne après avoir visité le Musée d’anatomie de Bologne (Mandressi et Talairach-Vielmas 2015).
L’origine des cires médicales en Europe
On sait les progrès décisifs que la pratique de la dissection, surtout à partir du XVIe s., fit faire à la connaissance de l’anatomie humaine et, partant, à la médecine occidentale. La question de la transmission de ces connaissances se posa très vite. Les leçons d’anatomie dispensées à l’occasion de dissections publiques dispensaient un savoir quelque peu volatile et la disponibilité des cadavres posait aussi problème alors que la demande de corps ne cessait de croître. En sus des planches dessinées, auxquelles manquait un élément primordial : le relief, il importait de mettre sous les yeux des médecins et chirurgiens en formation la configuration interne du corps humain en trois dimensions, de la façon la plus fidèle possible et de manière pérenne.
La conservation des cadavres et de leurs parties anatomiques (ou thanatopraxie) fit durant la Renaissance l’objet de recherches qui aboutirent dès la seconde moitié du XVIIe s. à la mise au point de techniques de préparation par injection de liquides (Mandressi et Talairach-Vielmas 2015). En parallèle, la réplication de l’anatomie humaine à partir du travail de différentes matières progressa également. Parmi ces méthodes « artificielles », la céroplastie ou modelage de la cire occupe une place de choix. Grâce au travail de quelques modeleurs et modeleuses extrêmement habiles, dont plusieurs acquirent rapidement une réputation internationale, les cires anatomiques purent se multiplier et circuler de différentes façons à travers l’Europe tout au long du XVIIIe s. Elles présentaient l’avantage de pouvoir être facilement manipulées, voire mises en scène ou agencées dans différentes configurations (Ebenstein 2016). Leur réalisme tient à leur mode de réalisation, à partir de moulages effectués sur des corps disséqués.
Enseignement et spectacle
Mais la destination de ces cires anatomiques réalistes était loin de se limiter à l’enseignement. À l’engouement des classes privilégiées pour les sciences naturelles se joignait la fascination universelle pour le cadavre humain précédemment évoquée. Des expositions de cires médicales colorées à destination du grand public furent organisées dans différentes villes européennes dès le début du XVIIIe s., avant même la constitution des musées de cires anatomiques qui, eux, étaient à destination des étudiants en anatomie. Il existait cependant un lien étroit entre médecins anatomistes et céroplasticiens d’une part et entre enseignement et spectacle d’autre part : il suffit de citer Philippe Curtius (1737-1794), médecin et céroplasticien et sa nièce Marie Grosholz, plus connue sous le nom de Madame Tussaud (1761-1850), dont on connait les musées de cire, ouverts à Paris et à Londres. Il convient à ce propos de souligner la place non négligeable des femmes dans ce domaine, à une époque où elles étaient écartées de bien d’autres activités : est-ce parce que la céroplastie ne se situait pas tout-à-fait dans le champ de la médecine ?
L’excellence italienne
L’Italie brilla dans le domaine grâce à trois centres de production de cires anatomiques : Bologne (avec Giovanni Manzolini et son épouse Anna Morandi) et surtout Florence, où l’abbé Fontana (1730-1805), médecin et céroplasticien, fut chargé par le grand-duc de Toscane de constituer le Musée de La Specola, dont la renommée fut considérable et suscita une émulation internationale. L’école florentine, animée par l’un des plus célèbres céroplasticiens, Clemente Susini (1754-1814) produisit plusieurs milliers de pièces anatomiques qui firent l’objet d’une véritable production commerciale à travers l’Europe jusqu’à l’aube du XXe siècle.
Genèse et histoire du musée des cires de Cagliari
Grâce à la protection du vice-roi de Sardaigne, l’anatomiste sarde Francesco Antonio Boi (1767-1855) put se former de 1801 à 1805 dans les meilleures écoles anatomiques italiennes, en particulier à Florence où il collabora avec Clemente Susini. En 1818 il fut nommé « ministre de la santé » (archiatra) du royaume de Sardaigne. Le soutien continu du souverain lui permit de commander à Clemente Susini, pour la somme de 14.800 lires (une somme importante pour l’époque) une série de cires anatomiques destinées à son enseignement.
La collection fut hébergée par le Musée des Antiquités et d’Histoire naturelle de Cagliari jusqu’en 1855, date à laquelle elle revint au département d’anatomie de l’Université. Elle fut étudiée par le professeur Luigi Castaldi, titulaire de la chaire d’anatomie de Cagliari de 1926 à 1943 et publiée en 1947. Un de ses successeurs, le professeur Luigi Cattaneo, publia le premier catalogue illustré en 1970 et ré-organisa la présentation. Ce n’est qu’en 1991 que les cires anatomiques gagnèrent leur lieu de présentation actuelle, piazza Arzenale, dans la citadelle dominant la ville et qui accueille aussi le musée archéologique.
La collection des cires anatomiques
La série de cires comprend 23 vitrines pouvant être regroupées en 6 grandes catégories (Riva1999) :
Vitrines | Descriptif | Anatomie générale et microscopique | Muscles | Muscles et vaisseaux | Nerfs et vaisseaux | Organes sensoriels | Viscères abdominaux et pelviens |
I | Diverses parties anatomiques | X | |||||
II | Muscles dorsaux profonds du sacrum à l’occiput | ||||||
III | Tête et tronc d’une jeune fille | X | |||||
IV | Muscles du diaphragme | X | |||||
V | Muscles de la hanche vus de l’avant | X | |||||
VI | Muscles de la hanche vus de dos | X | |||||
VII | 1) aponévrose plantaire 2) muscles interosseux du pied vus de la plante | X | |||||
VIII | 1) couche profonde des muscles plantaires du pied 2) couche médiane des muscles plantaires du pied | X | |||||
IX | 1) muscles du pharynx vus de dos 2) palais et rhinopharynx vus de dessous | X | |||||
X | 1) pharynx ouvert vu de dos 2) larynx vu de devant 3) os hyoïde vu de dessus | X | |||||
XI | 1) Cavité du pharynx 2) branches laryngées et pharyngées du nerf vague et anse du nerf hypoglosse | X | |||||
XII | Tête, tronc et membre supérieur gauche d’un homme adulte | X | |||||
XIII | Tête et cou d’homme avec les vaisseaux superficiels du cerveau, les ramifications du nerf trijumeau et le nerf hypoglosse | X | |||||
XIV | Organe du toucher (mains et doigts) | X | |||||
XV | Organe de l’odorat (coupe de la sphère naso-buccale) | X | |||||
XVI | Organe du goût (langue, écorché du système nerveux glosso-pharyngien) | X | |||||
XVII | Organe de l’ouïe (oreille externe et organes de l’oreille interne) | X | |||||
XVIII | Organe de la vision (globes oculaires, écorché du système nerveux optique) | X | |||||
XIX | Foie, estomac, duodenum, pancréas et rate) | X | |||||
XX | Appareil uro-génital masculin | X | |||||
XXI | Appareil uro-génital féminin | X | |||||
XXII | Appareil uro-génital féminin durant la grossesse avec utérus ouvert | X | |||||
XXIII | Appareil uro-génital féminin avec utérus au terme de la grossesse | X |
Leur réalisme, qui tient à la fois à la finesse de restitution des aspects de surface (relief, grain, brillance) et à la justesse des coloris, est frappante. On est évidemment particulièrement touché par la vitrine XXII, consacrée à la grossesse, où l’ouverture de l’utérus montre le fœtus lové dans la cavité utérine de la mère.
On ressort de cette visite admiratif devant l’ingéniosité et l’habileté de ces artistes trop méconnus, qui étaient de véritables démiurges capables d’approcher la perfection de la nature.
Pour en savoir plus :
- Johanna EBENSTEIN : The anatomical Venus : Wax, God, Darth & the Ecstatic. Éditions Thames and Hudson, 2016, 224 pages.
- Johanna EBENSTEIN : Anatomica. L’art exquis et dérangeant de l’anatomie humaine. Éditions du Seuil, 2020, 272 pages.
- Natahlie LATOUR : Céroplastie, corps immortalisés. Éditions le Murmure, 2020, 250 pages.
- Rafael MANDRESSO et Laurence TALAIRACH-VIELMAS : Modeleurs et modèles anatomiques dans la constitution des musées médicaux en Europe, XVIIIe-XIXe siècle. Revue germanique internationale, n°21, 2015, p. 23-40, [En ligne], 21 | 2015, mis en ligne le 29 mai 2018, consulté le 08 janvier 2021. URL : https://journals.openedition.org/rgi/1509 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rgi.1509
- Carole MARIOTTI : Le « plastinat », entre sublimation et perversion ou le détournement du cadavre en œuvre d’art. Research in Psychanalysis, n°22, 2016, n°2, p. 158-166. URL : https://www.cairn.info/revue-research-in-psychoanalysis-2016-2-page-158a.htm
- Hélène PALOUZIÉ et Caroline DUCOURAU : De la collection Fontana à la collection Spitzner, l’aventure des cires anatomiques de Paris à Montpellier. In Situ, revue des patrimoines [En ligne], 31 | 2017, mis en ligne le 22 février 2017, consulté le 08 janvier 2021. URL : https://journals.openedition.org/insitu/14142 ; DOI : https://doi.org/10.4000/insitu.14142
- Alessandro RIVA : Le Cere Anatomiche di Clemente Susini dell’Universita di Cagliari. Universita degli Studi di Cagliari, 1999, 48 pages (bilingue italien-anglais). Les illustrations reproduites ici sont extraites de ce petit livret, publié à l’occasion du bicentenaire de la nomination de Francesco Antonio Bio à la première chaire d’anatomie de l’Université de Cagliari.