Les eaux minérales de luxe : le goût de l’insipide

Depuis quelques années, la soif de luxe, générée par l’irruption de fortunes colossales, a trouvé un nouvel exutoire, déniché par les truffiers de la vente et nourri par le marketing : l’eau minérale « d’exception ». Certains chefs étoilés et quelques grandes tables ont apporté leur caution, le snobisme a fait le reste, ces produits fournissant clairement à leurs consommateurs la sensation de s’inscrire dans la caste des privilégiés.

Les eaux de luxe se distinguent par leur goût, à la manière des grands vins (mais en beaucoup plus subtil), par leur provenance (exotique ou rare, forcément), par leur packaging (signé par un designer) et surtout par leur prix ridiculement élevé, qui est l’argument de vente le plus convaincant et le plus évident pour l’acheteur, loin devant les propriétés thérapeutiques supposées ou les qualités « écologiques » dont elles se parent.

Tout un système s’est ainsi mis en place, comprenant distributeurs grossistes (IBB –International Beers & Beverages- créé en 1991 et implanté à Carvin, Eaux du Monde basé à Bordeaux, Watershop, filiale du traiteur haut de gamme Butler Paris, Eaux du Globe, fondée en 2005 et installée à Belbeuf près de Rouen), épiceries fines et concept stores (Grande Epicerie de Paris, Galeries Lafayette Gourmet, Colette, Maison Plisson) et les inévitables bars spécialisés (water bars ou bars à eau). Le nombre d’eaux rares ou « premium » empêche de les citer toutes (la Grande Epicerie de Paris en référence plus de 200) ; on se contentera de citer les plus connues ou les plus originales… Pour les curieux, l’Hôtel du Musée de l’eau à Pont-en-Royans (Isère) propose une liste de près de 2000 bouteilles (http://www.musee-eau.com/fr_FR/bar-a-eaux/la-collection-d-eaux-du-monde.html). Les prix mentionnés ci-dessous sont indicatifs et varient selon les distributeurs.

Bling-bling

La Bling H²O, dont le nom annonce clairement la couleur et la clientèle, est une eau de source de Dandridge (Tennessee) purifiée à l’ultra-violet et vendue en bouteilles de 37,5 cl, signées Swarovski, au prix de 35 euros (soit le prix d’un honnête whisky), ou 70 euros pour une bouteille de 75 cl.

L’eau Filico, qu’on peut déguster dans les palaces de Las Vegas, provient de la source du Mont Rokko à Kobe (Japon) ; elle est vendue dans une carafe de 72 cl incrustée de cristaux Swarovski, dorée à l’or ou à l’argent et son bouchon affecte la forme d’une couronne (au choix : roi ou reine) ; le prix à payer est de 230 à 380 euros.

L’eau minérale gazeuse de Sail jaillit de sources situées dans une ancienne station thermale au luxe défraîchi, à Sail-lès-Bains dans la Loire ; en 2010, une société qatarie, basée à Genève et présidée par un italien d’origine algérienne, a relancé la production à grand renfort de millions d’euros et de publicité, sous forme de bouteilles semblables à des flacons de parfum, vendues 30 euros la bouteille de 40 cl. L’échec à l’export a toutefois entraîné la liquidation de la société en juillet 2016 (Les Echos du 19/07/2016).

La Voss, eau norvégienne pauvre en sodium (22 mg/litre), est commercialisée dans un flacon dessiné par un designer de Calvin Klein et évoquant un flacon de parfum (4,50 euros la bouteille de 80 cl).

Surenchère d’originalité

L’eau commercialisée sous le nom de Kona Deep n’est pas puisée sous terre, mais sous la mer. En effet elle est pompée au large d’Hawaii, à 900 mètres de profondeur et acheminée sur l’archipel par un pipeline mis en place en 1974 par le NELHA (Natural Energy Laboratory of Hawaii Authority) dans le cadre d’un programme expérimental de technologies durables, avant d’être dessalée. C’est une eau froide, lentement acheminée par les courants sous-marins depuis les glaces fondues de l’Atlantique Nord (https://konadeep.com/). D’autres entreprises  états-uniennes ou japonaises exploitent cette ressource à Hawaï selon le même principe : Deep Ocean commercialise, entre autres, l’Hawaii Deep Blue (http://www.deepoceanenterprises.net/index-5.html), Destiny Deep Sea Water produit la Destiny (http://www.destinydeepseawater.com/),

Koyo USA Corp commercialise la MaHaLo, dont le prix est de 4,5 US $ la bouteille de 1,5 l. Ces eaux sont principalement exportées au Japon.

La blk (pour black) présente l’originalité d’être une eau non pas incolore mais noire. La couleur est obtenue en infusant cette eau canadienne avec des minéraux fulviques, utilisés dans la médecine chinoise ; elle est commercialisée à 5,50 euros la bouteille de 50 cl. Une enquête de la RTBF a dénoncé sa teneur élevée en aluminium.

L’Eau de l’Aubier, canadienne, a la particularité de n’être pas une eau minérale, mais une eau… végétale (d’où son nom), élaborée à partir du sous-produit de la fabrication du sirop d’érable ! Elle est produite par la société québécoise Eau Matelo, créée en 2012. Il en coûte 7 euros les 75 cl.

L’eau Iceberg Water (https://www.pure-iceberg.com/) exploite, sous licence du gouvernement canadien, les glaces détachées du glacier canadien et atteignant les côtes de Terre-Neuve. La bouteille de 75 cl est vendue autour de 12 euros. Ce serait une des eaux les plus pures, d’après le tableau fourni par mineralwaters.org (complété par d’autres sources) :

 Iceberg Water (Ca)Evian (Fr)Voss (Nor)Cloud Juice (Austr)Acqua Panna (It)Fiji (Fidji)10 Thousand BC (Ca)Tau (G.-B.)
TDS934544nc1372224208
Ca0.7805.80.5130.2180.3230.5
Mg0.4261.1<0.056.9150.0612.2
Na1.56.579.376.5180.0121.4
SO40145<221.410.0528
NO303.8nc0.45<0.10.620<0.1
Ci61012197.19021

L’eau Svalbardi, provenant de l’archipel du Svalbard (ou Spitzberg) comme le nom l’indique, est également une eau fournie par la fonte d’icebergs. Son argument publicitaire est d’être l’eau la plus septentrionale du globe.  « Svalbarði a le pH de la neige fraîche et est presque entièrement dépourvue de minéraux.C’est une eau exceptionnellement légère en bouche, dont le terroir unique se marie parfaitement avec les mets les plus fins » proclame le site de la marque (https://svalbardi.com/pages/french).  La bouteille de 75 cl vous en coûtera environ 60 €.

Le parfum de l’exotisme

Les archéologues seront peut-être curieux de goûter la 10 Thousand BC, qui tire son nom de l’âge supposé de cette eau canadienne provenant du glacier de Hat Mountain en Colombie britannique (https://www.10thousandbc.com/). Elle est vendue 8 euros la bouteille de 75 cl.

L’Aqua Deco provient également du Canada ; son prix est de 8,60 US $ la bouteille de 75 cl.

L’eau d’Elsenham provient d’une source située dans le comté d’Hertfordshire au nord de Londres ; elle est riche en calcium et fer ; son prix est de 7,50 euros les 75 cl.

L’eau Basalt provient des îles Féroé ; son prix est de 3,60 euros le demi-litre.

Ogo, eau néerlandaise puisée à Tilburg, tire son argumentaire de sa richesse exceptionnelle en oxygène, rajoutée sous haute pression (bouteille globuleuse de 33 cl  à 2,90 euros).

L’eau Veen provient de Finlande ; elle tire son nom de la « Mère des eaux » mythologique (Veen Emonen en finnois). Elle est vendue en bouteilles de 66 cl (5 euros environ) ou 33 cl (2,50 euros).

L’Icelandic est évidemment une eau islandaise ; son pH est de 8,4. On trouve parfois en grande surface la bouteille d’eau plate de 75 cl pour 3,10 euros.

La Lauquen est une eau argentine nous venant des Andes patagoniennes ; la bouteille de 75 cl est vendue 5 euros.

L’eau Gota est également une eau argentine, dont la source se situe dans la région des chutes d’Iguazu, à la frontière brésilienne (http://www.gotawater.com/) ; la bouteille de 50 cl coûte 3,60 euros.

Glenlivet n’est pas seulement un whisky écossais bien connu, c’est aussi une eau minérale ; chacun sait que la qualité d’un whisky dépend de la qualité de son eau. La bouteille d’eau Glenlivet, qui a évidemment l’apparence d’une bouteille de Whisky, est vendue autour de 4 euros les 75 cl.

La Deeside est également une eau écossaise, provenant d’une source située à Pannanich dans le parc national des Cairngorms, près du château royal de Balmoral ; elle a d’ailleurs figuré sur la table de la famille royale. La bouteille de 75 cl est vendue 3,50 euros.

L’eau de Tau, galloise, est d’apparition récente ; elle est puisée dans les Monts Cambrians. Certains la recommandent pour accompagner le caviar ; la bouteille de 33 cl est vendue entre 2 et 2,30 euros, celle de 75 cl est entre 2,50 et 3,50 euros.

Egalement galloise, la Ty Nant, vendue dans une bouteille galbée conçue par le designer Ross Lovegrove, a été découverte en 1976 ; elle peut se targuer d’apparitions dans des films tels que Meurs un autre jour, le Journal de Bridget Jones ou American Pie. On trouve la bouteille de 75 cl à 3,25 euros en grande surface.

L’Acqua Panna, eau minérale pétillante, provient d’une source de Toscane située dans une ancienne propriété des Médicis ; elle est connue depuis 1564 et commercialisée depuis 1860 (https://www.acquapanna.com/intl/) ; elle appartient au groupe Nestlé Waters, comme Vittel, Contrex, Perrier, Hépar, Valvert et San Pellegrino. Son prix est de 2,50 euros la bouteille de 75 cl.

L’eau Fidji, provenant de la plus grande île de cet archipel océanien (Viti Levu), est vendue à 3,30 euros le litre ; elle est conseillée pour accompagner les poissons (ne souriez pas). L’entreprise a été fondée en 1996 par David Gilmour (un milliardaire canadien, aucun rapport avec Pink Floyd).

Eau Cape Grim : elle provient d’une source située en Tasmanie ; la bouteille de 75 cl est vendue 3,75 euros. Dans une région voisine, sur l’île de King Island, est recueillie la Cloud Juice, qui –comme son nom l’indique- est une eau de pluie, recueillie dans une des régions les moins polluées au monde (https://www.cloudjuice.com.au/) ; son prix est de 6,15 euros la bouteille de 75 cl.

La Tasmanian Rain est recueillie selon le même principe (4,50 euros la bouteille de 75 cl).

L’Iskilde, eau danoise, provient d’une source exploitée depuis 2001 ; elle trouverait son accord avec les fruits de mer. La bouteille d’un litre est vendue autour de 5 euros.

L’Aqua Carpatica est une eau roumaine, qui se proclame la seule eau minérale au monde sans nitrate et naturellement pétillante. L’entreprise d’embouteillage a été créée par Jean Valvis. L’eau provient de sources situées dans les Carpates (https://aquacarpatica.com/). Elle est vendue 4,20 euros la bouteille de 75 cl mais on peut aussi se la procurer sur les sites d’enchères (28,03 euros le pack de 12 bouteilles de 50 cl).

La Belgique est plus réputée pour ses bières que pour ses eaux minérales ; elle exploite pourtant certaines sources connues, surtout dans les Ardennes, comme Spa, Chaudfontaine  (propriété de Coca-Cola) ou Valvert (groupe Nestlé). La brasserie de Brabandere, qui brasse la Bavik et la Petrus, propose aussi l’Eaumega, une eau déclinée en bouteilles de 25, 50 et 75 cl, en version plate ou pétillante (https://www.brouwerijdebrabandere.be/fr/verification-de-l-age). Le pack de 12 bouteilles de 50 cl n’en coûte « que » 11,50 €.

Et en France

L’Eau de Treignac, issue du massif des Monédières en Corrèze, est l’eau qui fournit la table de l’Elysée ; son pH est légèrement acide ; la bouteille de 75 cl revient de 2,70 à 2,95 euros, la bouteille d’1,5 l est vendue 3,80 euros (http://www.eau-treignac.com/fr).

Fontaine Jolival, eau produite en Charentes,  est la propriété de Renaud Dutreil, un ancien secrétaire d’Etat du gouvernement Raffarin ; après avoir été l’eau officielle du film La famille Bélier, elle a été sélectionnée en 2015 comme l’eau officielle du PSG et distribuée en bouteilles spéciales sous licence du club de football parisien pour être distribuée en grandes surfaces (remplacera-t-elle la bière chez les supporters ? on en doute). Son prix est de 4,90 euros la bouteille de 75 cl ; pour un coffret aux couleurs du Paris-Saint-Germain, il vous en coûtera 12,95 €  (http://www.jolival.com/).

Coffret numéroté, produit pour la fête des Pères 2018…

L’eau corse Saint-Georges (https://www.eauxstgeorges.com/) est captée  au-dessus du col Saint-Georges près d’Ajaccio ; elle est distribuée par la société des eaux du col Saint-Georges dans une bouteille dessinée en 1998 par Philippe Stark. L’augmentation spectaculaire de production (de 7 millions de bouteilles en 1996 à 19 millions en 2015) illustre le boom des eaux minérales « d’exception ». Son prix à l’unité est de 1,60 à 1,75 euros les 50 cl, mais on la trouve aussi en supermarché à 2,48 euros le pack de 6.

L’ « eau vertueuse » de Velleminfroy (https://www.velleminfroy.fr/) provient d’une source de Haute-Saône dont l’exploitation a démarré au milieu du XIXe s. Interrompue en 1962, la commercialisation a été reprise en 2004 par Paul Poulaillon, le fondateur du groupe boulanger alsacien portant son nom. La bouteille d’un litre en plastique est vendue un peu plus de deux euros dans certaines grandes surfaces, la bouteille en verre de 75 cl coûte le double.

« L’eau la plus radioactive de France », proclamait naguère la réclame pour l’eau de Plancoët, la seule eau minérale de Bretagne. Autre temps, autre mode, le slogan actuel de l’entreprise a gommé cette caractéristique devenue fâcheuse et mise plutôt sur la fibre régionaliste (« l’eau phare de Bretagne »). Plancoët, qui appartenait à Nestlé, a été racheté en 2013 par le groupe Ogeu, qui possède entre autres les eaux de Quézac et Sainte Baume. Fait rare, les habitants de Plancoët peuvent d’approvisionner gratuitement à la source, à concurrence de 18 l par jour et par personne. Les autres consommateurs paieront 2,50 euros la bouteille de 75 cl d’eau plate ou gazeuse.

L’aau de Chateldon, bien que n’étant pas la plus chère (3,25 euros la bouteille de 75 cl), est peut-être la plus aristocratique, puisque son ancienneté remonte à plus de trois siècles ; puisée dans le Puy-de-Dôme, cette eau minérale naturelle gazeuse était appréciée de Louis XIV et figurait sur la table royale. Elle est actuellement servie dans des établissements réputés comme Maxim’s, le Fouquet’s, le Crillon, le Lutétia et chez Troigros, entre autres (https://www.eauxdeprestige.com/). Dans le film de Toledano et Nakache Le sens de la fête, elle est servie aux invités du mariage haut-de-gamme organisé par Jean-Pierre Bacri. La marque est la propriété du groupe Alma (détenu en majorité par Roxane), qui possède aussi  des eaux connues mais moins prestigieuses, comme Cristaline, Courmayeur, Mont Blanc, Pierval, Rozana, Saint Amand, Saint-Yorre, Vichy Célestins, etc.

L’Eau Rosée de la Reine, présentée par les magazines féminins français comme l’eau des stars et comme une eau spécialement conseillée aux femmes, provient d’une source captée dans les Monts de Lacaune, en Languedoc. On la trouve à 3,54 € le pack de 6 bouteilles d’un litre, dans les magasins bio comme dans certaines grandes surfaces (https://www.roseedelareine.com/Eau-de-Source/Composition-de-l-eau).

Le record de prix de vente d’une bouteille d’eau serait détenu par la bouteille « Acqua di Cristallo, tribute a Modigliani », vendue 41.335 livres sterling (https://www.telegraph.co.uk/food-and-drink/news/41335-for-a-bottle-of-water-the-worlds-most-expensive-food-and-d/) ; il est vrai que la bouteille, dessinée par Fernando Altamirano, était en or 24 carats, et que l’eau contenait 5 mg d’or pur. Ce qui dément de façon cinglante le dicton : « Qu’importe le flacon…. ». Le concept d’or buvable n’est d’ailleurs pas neuf puisque la Danziger Goldwasser -qui est une liqueur, contrairement à ce que son nom laisse supposer- a été inventée à Gdansk au début du XVIIe s. et aurait été appréciée de Pierre le Grand et de la Grande Catherine ; le flacon contient des paillettes d’or de 22 carats en suspension.

On ne cesse pas de s’instruire.
Ne me suis-je pas laissé dire
Qu’on trouve de l’or dans le Vin ?
Non pas de cet « or pour concierge
Au jour de l’an »… non, de l’or vierge
Pur, ductile, de l’or, enfin.

Raoul Ponchon : L’or du vin, in La Muse au cabaret, 1920.

Pour en savoir plus :

La société Eco-synthèse de Montreuil avait réalisé un dossier sur les eaux en bouteilles qui permettait de constater que la stupidité des uns n’a d’égale que la cupidité des autres : vente d’eaux pour animaux domestiques, eaux bénites, eaux en cube, eaux New Age, eaux caritatives,… Malheureusement ce dossier n’est plus accessible en ligne.

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