Une exposition photographique s’est ouverte récemment aux Archives Nationales du Monde du Travail à Roubaix. Titrée « Du cœur à l’ouvrage » et sous-titrée plus explicitement « dans l’intimité du travail des archéologues », elle propose au visiteur de partager le regard des archéologues sur eux-mêmes, à travers une sélection de photos d’ambiance qui sont autant de tranches de vie prises sur le vif. On entre ainsi dans le quotidien, parfois cocasse, parfois rude et parfois poétique, d’une profession aussi fantasmée que méconnue. À la variété des décors, répond la variété des costumes portés par les personnages. Mais alors, quelle est la vraie panoplie de l’archéologue ?
Docteur Jekyll and Mister Love
Deux stéréotypes d’archéologue s’opposent dans l’imaginaire collectif : d’un côté, celui du savant austère, « à bottines et pince-nez » dans la chanson de Pierre Tisserand, un amateur d’antiquités tout droit sorti du XIXe s. ; de l’autre côté, celui de l’explorateur-aventurier en quête de cités mythiques et de trésors perdus, une représentation inspirée par les biographies plus ou moins romancées de personnalités comme Heinrich Schliemann (le « découvreur » de Troie), Howard Carter (le fouilleur de la tombe de Toutânkhamon) ou Hiram Bingham (le découvreur de Machu Picchu). Ces deux facettes correspondent peut-être aux deux aspects du travail de l’archéologue : homme de terrain lorsqu’il prospecte et fouille des sites, homme de laboratoire lorsqu’il s’enferme pour se consacrer à l’étude de ses découvertes.
Le roman, la bande dessinée et le cinéma ont joué sur les deux tableaux mais c’est le personnage du baroudeur, beaucoup plus romanesque, qui tend à l’emporter.
C’est ainsi que l’archéologue revêt le plus souvent, dans l’imaginaire du public, le fameux costume d’Indiana Jones, tel qu’il a été popularisé par Harrison Ford dans le film de 1981 : chapeau Fedora -version Traveller- en feutre de lapin protégeant de la pluie et du soleil (https://www.bon-clic-bon-genre.fr/content-le-chapeau-d-indiana-jones-le-traveller_0.htm), blouson d’aviateur en cuir élimé, chemise safari, pantalon kaki d’officier, chaussures de travail en cuir, sacoche militaire en toile (sans parler du fouet et du holster, dont peu d’archéologues ont assurément l’usage) (https://www.bonnegueule.fr/pourquoi-indiana-jones-saga-style-parlons-vetements-harisson-ford-chapeau-pantalon-cuir-chaussures-fouet/).
Largement inspirée du vêtement militaire avec une petite touche exotique, cette tenue renvoie, comme les films de la saga, à une archéologie coloniale, associant le patrimoine archéologique à l’Afrique du Nord, à l’Amérique du Sud ou à l’Extrême-Orient, voire au pourtour méditerranéen. Elle assimile l’archéologie à une pratique physique, jusqu’à l’outrance dans les films de Spielberg. Elle véhicule aussi clairement l’idée que l’archéologie est une affaire virile.
Le pendant féminin d’Indiana Jones, l’héroïne de jeu vidéo Lara Croft, arbore un costume beaucoup plus dépouillé (short étriqué, brassière moulant une poitrine généreuse et bottes serrées), apte à exacerber les fantasmes masculins et qui ne conserve que la quintessence martiale de la panoplie du héros spielbergien.
Quelques archéologues, parfois par dérision, ont occasionnellement arboré tout ou partie de la panoplie d’Indiana Jones ; une certaine touche d’exotisme est souvent présente chez les chercheurs participant à des missions à l’étranger. Il faut reconnaître que les vêtements de travail ordinaires des archéologues métropolitains sont nettement moins glamour. Ils n’en possèdent pas moins des spécificités significatives qui forment un véritable code vestimentaire.
Les aspects pratiques : la recherche de l’efficacité
Dans la réalité, le travail sur le terrain implique une certaine dépense physique et un contact étroit avec le sédiment qui sont causes de salissures importantes par la sueur, la poussière et la boue. La variété des tâches à accomplir, nécessitant l’usage d’outils variés, et la diversité des positions consécutives, sont les autres aspects à prendre en compte dans le choix des pièces du vêtement.
Sam renversa le contenu du carton sur le sol et l’examina soigneusement. Il ramassa d’abord les culottes. « Tu pourras dire à ton vendeur que tu ne va pas faire un tour à cheval. Quand tu auras l’occasion de faire du cheval ce ne sera pas pour avoir l’air l’élégant et tu pourras porter le même vieux pantalon dont tu te sers durant les fouilles. N’importe quel vieux pantalon, du moment qu’on peut le laver. » Il remit les culottes de cheval dans la boîte.
Ensuite les shorts. « Ça tu peux les porter pour faire spectateur sportif à quelque match. Mais, si tu comptes aider aux fouilles, tu ferais mieux de te munir de quelque chose qui protègera tes jambes de la saleté. » Il remit aussi les shorts dans la boîte. Les lourds souliers de cuir suscitèrent un grognement de colère qui signifiait : « Tiens-tu à suffoquer de chaleur ? »
Quand il vit les bottes de caoutchouc et l’imperméable il ne se retint plus du tout : « Tu pourras dire à ton ami le vendeur que la saison des pluies dure de mai à décembre et qu’on n’entreprend aucune fouille durant cette période. »
Et le casque colonial, il me le tendit avec dédain « il se peut que ton vendeur se plaise à t’imaginer en Dr Livingstone femelle, mais à Panama on ne porte pas de choses de cette sorte. » Je commençai à pleurer. « Comment pouvais-je savoir… »
« Bon, mon chéri, dit Sam conciliant, tu peux garder les chemises polo. » Ma garde-robe comporta en fait trois pantalons d’homme en toile, que je pouvais rouler sous les genoux quand je ne travaillais pas, deux vieilles paires de sandales à semelle de caoutchouc, de vieilles paires de chaussettes de tennis, un vieux chapeau de paille, un tricot au cas où il ferait frais la nuit, et les chemises polo.
(Eleanor Lothrop, J’ai épousé un archéologue, 1954)
Comme dans le domaine de l’outillage, les archéologues, habitués au détournement et à la customisation, ont dû emprunter à d’autres corps de métier pour se constituer leur propre panoplie.
Ils se sont très tôt inspirés de l’habillement en usage dans des métiers et des pratiques présentant des contraintes analogues aux leurs comme les terrassiers, ou encore les agriculteurs dont la combinaison de travail offre le double avantage de pouvoir s’enfiler par-dessus un vêtement de ville et de limiter les entrées de terre. Le gilet multipoches des chasseurs et des pêcheurs a été adopté par de nombreux archéologues car il permet d’avoir à sa disposition permanente toutes sortes d’ustensiles légers utilisés sur le terrain. Mais c’est surtout les vêtements militaires qui, dans les dernières décennies du XXe s., remportèrent les suffrages des fouilleurs : bon marché car vendus dans des surplus, résistants et dotés de nombreuses poches, pantalons de treillis et autres combinaisons de pilotes (version améliorée de la combinaison agricole) ont équipé de nombreux archéologues, avec certains accessoires comme la musette, utile pour ranger carnets, blocs de papier millimétré, crayons et petits outils. Il est ainsi paradoxal de voir des archéologues, dont un certain nombre sont d’anciens objecteurs de conscience, arborer des tenues militaires. Les emprunts au domaine militaire ne se sont pas limités au seul registre vestimentaire : l’organisation de la vie collective sur des chantiers de fouille programmée éphémères et certains termes (comme camp de base, corvée de service) évoquent cette parenté avec un camp militaire ou un camp scout (Sénépart et Jallot, 2019).
Un uniforme hétéroclite (oxymore…)
L’habillement de l’archéologue répond à plusieurs motivations, qui ne sont pas toutes rationnelles. Comme tout vêtement, il traduit à la fois le besoin de de se distinguer individuellement, d’affirmer sa singularité en faisant assaut d’originalité et en même temps de proclamer son appartenance à une communauté spécifique. Le chapeau, souvent indispensable comme protection contre les intempéries en extérieur, est l’accessoire qui présente la plus grande variabilité et offre l’occasion rêvée pour créer son look personnel : casque colonial, bonnet, béret, casquette, chèche, chapeau conique vietnamien, stetson, bonnet péruvien, bob, chapka, chapeau de brousse, etc. Certains archéologues ont fait de leur couvre-chef leur signe distinctif, comme la casquette de chasse d’un éminent protohistorien ou naguère la toque afghane d’André Leroi-Gourhan.
Les choix effectués ne sont pas exempts de motivations idéologiques. Le port de vêtements de ville usés -voire déchirés- sur les chantiers, en lieu et place de l’achat de vêtements de travail spécifiques, permet le recyclage de tee-shirts ou de pantalons qu’on ne pourrait décemment plus porter en société ; il résulte d’un parti-pris écologique et anticonsumériste. De tels habits expriment le non-conformisme de leur porteur et affichent un certain mépris de l’aisance et des conventions sociales, qui va de pair avec la mise à l’écart temporaire de la société que représente le temps du chantier, particulièrement dans le cas des fouilles programmées. Paradoxalement, cet affichage peut révéler un certain élitisme, entretenu par un sentiment d’appartenance à une caste.
D’un autre côté, l’adoption de vêtements professionnels comme la cotte d’agriculteur ou le bleu de travail montre le désir d’afficher son affiliation aux classes laborieuses, en gommant pudiquement les aspects intellectuels du métier.
Un autre signe de décontraction et de répugnance à la norme réside dans la dénudation du corps sur les chantiers : fouiller pied-nus permet de se connecter physiquement au terrain et de limiter le piétinement intempestif d’un niveau archéologique fragile. La fouille torse nu ou en maillot de bain, pratiquée surtout sur les chantiers de fouille programmée, procure un sentiment d’aisance et de liberté tout en traduisant une atmosphère estivale pour les jeunes bénévoles qui consacrent une partie de leurs vacances aux activités archéologiques. Cette dénudation dans le cadre du travail a été de moins en moins acceptée pour toutes sortes de raisons liées à un retour incontestable du puritanisme et surtout à des questions de sécurité.
Un souci de protection : vers l’uniformisation ?
Si les premières motivations des choix vestimentaires des archéologues sont liées à l’efficacité et au confort, la professionnalisation de l’archéologie dans les années 1980 a entraîné des modifications radicales, en mettant d’abord l’accent sur la protection des salariés et en soumettant les archéologues à la législation du travail. Sur le modèle des métiers du BTP, milieu que l’archéologie préventive côtoie désormais étroitement –parfois jusqu’à la coactivité- les fouilleurs ont été contraints au port des EPI (équipements de protection individuelle) : casque de chantier, chaussures de sécurité, vêtements de haute visibilité, gants de protection, lunettes de protection, casque anti-bruits. L’accident mortel survenu sur une fouille à Hénin-sur-Cojeul (Pas-de-Calais) en 1993 a renforcé ces obligations en rappelant les risques du métier, largement sous-estimés par les archéologues, il faut le reconnaître. Ces contraintes n’ont pas été sans susciter de nombreuses résistances, certains archéologues étant encore allergiques au port du casque, d’autres au port de chaussures, particulièrement parmi les plus anciens, habitués à la liberté vestimentaire des chantiers des années 1970-1980. Les nouvelles générations de fouilleurs intègrent beaucoup plus aisément le protocole de protection, y compris dans le cas extrême des interventions en milieu pollués, de plus en plus fréquentes et qui imposent un protocole particulièrement contraignant (combinaisons et gants jetables, lunettes et masque respiratoire). Le rôle des syndicats a été forcément important dans cette évolution.
La professionnalisation de l’archéologie, au sein d’institutions dont l’Afan (Association pour les Fouilles Archéologiques Nationales) fut la première et la principale, a entraîné la naissance d’une certaine culture d’entreprise qui s’est traduite sur le plan vestimentaire par la fourniture de vêtements de travail standardisés, porteurs du logo de l’association. Si les différentes pièces d’habillement ont été diversement appréciées et utilisées par les salariés, la parka bleue et rouge a été plébiscitée, au point que beaucoup d’anciens contractuels continuent de la porter, sur les chantiers ou dans le cadre d’activités privées (Sénépart et Jaillot 2019). Ce vêtement, qui a parfois valu à leur porteur le surnom de « schtroumpfs », a été, chronologiquement, le premier uniforme officiel de la profession. Remplacée à l’Inrap (Institut National de Recherches Archéologiques Préventives) par une tenue orange et bleue, la parka est maintenant devenue, avec la diversification des opérateurs d’archéologie préventive, un signe d’identification institutionnel, dans un contexte concurrentiel, par rapport aux collectivités territoriales (généralement dotées, comme les agents du Ministère de la Culture, de parkas jaune fluo et bleu marine) et aux opérateurs privés.
Les choix contradictoires que nous avons tenté de décrire résultent des différentes tendances qui agitent la profession, jamais avare de débats ; ils traduisent peut-être aussi une certaine hétérogénéité du milieu, composé de générations différentes correspondant à des vagues successives de recrutement et concernant une variété croissante de milieux sociaux d’origine.
Pour en savoir plus :
- Ingrid SÉNÉPART et Luc JALLOT : « La vie de chantier ». Aspect précaire d’une activité temporaire : les fouilles archéologiques. Les Nouvelles de l’Archéologie, n°155, 2019, p. 28-35.
- Du cœur à l’ouvrage, dans l’intimité du travail des archéologues, catalogue de l’exposition présentée aux Archives Nationales du Monde du Travail, Roubaix, 2021, 64 pages.
Bravo et merci pour votre article ! Sujet très documenté, fouillé, très bien rédigé. Très instructif et agréable à lire.