Des reliques christiques en Normandie : le Précieux Sang de Fécamp

Le film Indiana Jones et la dernière croisade et la série télévisée Kamelott ont popularisé la légende du Saint Graal, mise en forme dans les premières années du XIIIe s. par Robert de Boron à partir du mythe celtique arthurien relaté par Chrétien de Troyes une décennie plus tôt. Dans la version plus nettement christianisée de Robert de Boron, Joseph d’Arimathie -cité dans l’évangile selon Saint Jean- récupère le sang du Christ, lors de sa mise au tombeau, dans le récipient même que Jésus utilisa lors de la Cène.

Il prit ensuite une coupe ; et, après avoir rendu grâces, il la leur donna, en disant : Buvez-en tous ; car ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui est répandu pour plusieurs, pour la rémission des péchés.

Matthieu, 26:27-28

Après cela, Joseph d’Arimathie, qui était disciple de Jésus, mais en secret par crainte des Juifs, demanda à Pilate de pouvoir enlever le corps de Jésus. Et Pilate le permit. Joseph vint donc enlever le corps de Jésus. Nicodème – celui qui, au début, était venu trouver Jésus pendant la nuit – vint lui aussi ; il apportait un mélange de myrrhe et d’aloès pesant environ cent livres.

Jean, 19:38-39
Photogramme du film « Indiana Jones et la dernière croisade » de Steven Spielberg (1989)

Différentes explications ont circulé durant le Moyen-Âge pour justifier la présence de quelques gouttes de sang du Christ  dans divers sanctuaires chrétiens occidentaux (Bruges, Sainte-Chapelle de Paris, Rothenburg, Reichenau, etc.) : tantôt ces reliques proviendraient de la Passion du Christ à Jérusalem (conformément au récit de Robert de Boron), d’où elles auraient été rapportées soit miraculeusement, soit par les Croisades, tantôt elles seraient issues d’un miracle eucharistique -l’hostie ou le vin de messe s’étant matériellement transformé(e) en sang du Christ.

Les reliques fécampoises

Les reliques du Précieux Sang de Fécamp, conservées dans l’église abbatiale de la Sainte-Trinité, ressortent, d’après différents textes médiévaux, de ces deux catégories d’explication. Une légende, figurant dans un manuscrit de la fin du XIe s., raconte qu’en 986 le vin de l’Eucharistie se transforma en sang lors d’une messe dite par un prêtre nommé Isaac, dans l’église de Saint-Maclou-la-Brière (village situé à une douzaine de kilomètres de Fécamp) ; le duc de Normandie fit alors venir ces reliques à Fécamp. La légende la plus connue, relatée par Baudri de Bourgueil dans un texte de 1120 environ et qui a été enrichie par la suite, propose une autre explication à l’origine des reliques.

La légende du figuier

Dans la légende alternative, le pharisien Nicodème, accompagnant Joseph d’Arimathie lors de la mise au sépulcre du Christ, recueille à l’aide d’un couteau des particules de sang séché ; avant sa mort, il remet les reliques à son neveu Isaac, qui cache les deux ampoules de plomb contenant le précieux sang dans le tronc d’un figuier. Par la suite, afin de prévenir toute malveillance, il abattit le tronc et le jeta à la mer. Le bois flotta depuis l’extrémité orientale de la Méditerranée jusqu’au rivage du pays de Caux où il s’échoua, dans un champ qui donna son nom à Fécamp : Fici campum (champ du figuier ; cette étymologie n’est plus admise par les historiens). Le tronc fut transporté avec une charrette jusqu’à l’emplacement actuel de la future église abbatiale, sur les premières pentes du versant où fut édifié un petit oratoire. A l’emplacement primitif du tronc, près de l’embouchure de la rivière de Valmont, jaillit une source aux pouvoirs miraculeux, la source du Précieux Sang.

Haut-relief de 1420 représentant la dédicace de l’église de la Sainte-Trinité au Xe s. ; au premier plan, le bloc de pierre marqué du « pas de l’ange »

Par la suite, dans la seconde moitié du VIIe s, le comte Waninge, par un acte expiatoire, fit construire un monastère de femmes à l’emplacement du sanctuaire primitif. Quelques décennies après la destruction du monastère par les raids vikings, le duc normand Guillaume Longue-Epée fit restaurer l’église, au cours du Xe s. Son fils Richard Ier, né à Fécamp, remplace l’ancien édifice par une église qui est dédiée en 990 à la Sainte Trinité, à la suite d’une intervention divine au cours de laquelle un ange déposa sur l’autel un couteau portant l’inscription « au nom de la sainte et indivisible Trinité ». Le duc Richard fit dissimuler le tronc dans un pilier de l’église, d’où il irradia un rayonnement thaumaturgique. Après les destructions par incendie de l’édifice durant les années 1168-1170, les ampoules métalliques contenant le précieux sang furent retrouvées dans les décombres en 1171 et exposées à l’adoration des fidèles, ce qui donna lieu à un important pèlerinage.

Emplacement de la source miraculeuse de Fécamp, à l’angle de la rue de l’Aumône et de la rue du Précieux Sang
Chapelle du Précieux Sang édifiée en 1894 à l’emplacement d’un sanctuaire du XVIIe s.
Gravure conservée au Musée des Pêcheries de Fécamp

Jean-Guy Gouttebroze, de l’université de Nice, a souligné les parentés formelles entre la légende fécampoise du figuier et le Saint Voult (ou Sainte Face) de Lucques, cette sculpture en bois du Christ réalisée par Nicodème et miraculeusement transportée par la mer jusqu’en Italie.

Les reliques aujourd’hui

Les ampoules sont conservées dans un reliquaire en cuivre fabriqué au XIXe s., lui-même enfermé dans un tabernacle Renaissance en marbre du début du XVIe s. qui a été réalisé par le sculpteur génois Girolamo Viscardo. Des scènes de la Crucifixion et de la Résurrection y sont figurées. Le reliquaire est adossé au chœur dans l’abside, face à la chapelle axiale ; il est entouré d’ex-voto.

Reliquaire du Précieux Sang
Bas-relief en bronze de 1873 du sculpteur Louis Guillaume Fulconis pour le reliquaire du Précieux-Sang

Gravure conservée au Musée des Pêcheries de Fécamp

C’est dans la seconde moitié du XIXe s. que le pèlerinage de Fécamp connaît un net regain : « Le curé conseilla un pèlerinage au précieux Sang de Fécamp. Rose alla avec la foule se prosterner dans l’abbaye, et, mêlant son vœu aux souhaits grossiers qu’exhalaient tous ces cœurs de paysans, elle supplia Celui que tous imploraient de la rendre encore une fois féconde » (Maupassant, Histoire d’une fille de ferme, 1881). En 1906 est fondée la Confrérie du Précieux Sang. Jusqu’à récemment, la procession du Précieux Sang avait lieu lors de la fête de la Sainte Trinité, le dimanche suivant la Pentecôte (entre mi-mai et mi-juin) http://diazenligne.archivesenligne.fr/DIAZ-502-3476-0-0.html

Plaque du XVIIe siècle provenant de la source du Précieux Sang et verres gravés du XIXe s. utilisés par les pélerins (Musée des Pêcheries de Fécamp) ; l’inscription indique :
 » LA FONTAINE EST ICI DU SANG TRES PRECIEUX DE JESUS CHRIST VRAI DIEU DE CHACUN ADORABLE ARRESTEZ VOUS PASSANTS SAINTEMENT CURIEUX PUISEZ TOUTS CAR CETTE EAU VOUS SERA P(RO)FITABLE
HAURIETIS AQUAS IN GAUDIO DE FONTIB(US) SALVATORIS, ISAIE 12
LA MER A FAIT EFFORT POUR PORTER EN CE LIEU LE THRESOR DE FESCA QUI FLOTTOIT SUR SON ONDE
PASSANT PREND DE CETTE EAU PUISQUE  LE SANG D’UN DIEU Y LAISSA LA VERTU DE GUERIR TOUT LE MONDE « 
La Tour de la Maîtrise à Fécamp

La broderie des Leroux

Paul Joseph Désiré Leroux, régisseur de biens et érudit né en 1880 à Fécamp, achète en 1909 une partie des bâtiments de l’enceinte médiévale jouxtant l’église abbatiale, dont une tour carrée, la Tour de la Maîtrise, qu’il projette de décorer d’une tapisserie qui synthétiserait les différentes légendes relatives à l’origine de Fécamp. La broderie -dont la réalisation sera l’œuvre de son épouse, Suzanne Delamotte- est conçue par Paul Leroux comme une frise découpée en scènes successives, à l’image de son modèle bajocien ; elle prend la forme d’une bande de toile de plus de 23 mètres de long et 0,52 m de haut. Sur les 31 scènes figurées, seules les 21 premières ont été dessinées par Paul Leroux, qui fut tué en octobre 1917 dans l’Aisne avant d’avoir réalisé son rêve ; c’est son frère André-Paul -collectionneur et érudit- qui prit la relève et acheva le projet de son cadet. Les scènes sont légendées en latin médiéval, dans le style de la tapisserie de Bayeux ; les textes sont de la plume d’Etienne Millot et d’Auguste Martin :

  • HIC IHC FVINDIT SVVM PRECIOSVM SANGVINEM (ici Jésus verse son précieux sang)
  • HIC NICODEMVS HVNC COLLIGIT ET PONIT IN CHIROTECA (ici Nicodème le recueille et le met dans un gant)
  • VBI NICODEMVS EVM COMMITIT NEPOTI SVO  ISAAC (où Nicodème le confie à son neveu Isaac)
  • VBI ISAAC GRACIAS AGIT PRECIOSO SANGVINU ET VIDETUR A FEMINA SVA (où Isaac rend grâce au précieux sang et est vu par sa femme)
  • QVAE ACCVSAT EVM DE IDOLATRIA (qui l’accuse d’idolâtrie)
  • HIC ISAAC SE APVD PRINCIPES SACERDOTVM PVRGAT (ici Isaac se justifie auprès des grands prêtres)
  • HIC ISAAC FVGIT AB HIEROSOLYMA ET PETIT SIDONEM (ici Isaac s’enfuit de Jérusalem et gagne Sidon)
  • HIC DEVS DENVNCIAVIT ISAAC ICENDIVM HIEROSOLYMAE (ici Dieu avertit Isaac de l’incendie de Jérusalem)
  • HIC ISAAC CELAT PRETIOSVM SANGVINEM IN FICO (ici Isaac cache le précieux sang dans un figuier)
  • QVAM IN MARE ABIICIT (qu’il jette à la mer)
  • VBI FICVS DVCITVR AD FICI CAMPVM (où le figuier est conduit à Fécamp)
  • CVIVS ANGELVS DENVNCIAT GALLIAM (l’ange lui annonce (l’arrivée en) Gaule)
  • VBI PVERI BOZONIS CAEDVNT TRES RAMOS (où les enfants de Bozo coupent trois rameaux)
  • HIC FICVS NON POTEST MOVERI (ici le figuier ne peut être bougé)
  • APVD VIDVAM BOZONIS APPARET ANGELVS (chez la veuve de Bozon apparaît un ange)
  • QVI PONIT FICVM IN CVRRVM (qui dépose le figuier sur un chariot)
  • VBI FICVS STAT (où s’arrête le figuier)
  • VBI ARA AEDIFICATATVR (où un autel a été édifié)
  • VBI SILVA REGERMINAT (où la forêt repousse)
  • HIC ASEGISVS VIDET CERVVM CANDIDVM ( ici Angésise voit un cerf blanc)
  • HIC DEVS IMPERAT WANINGO AEDIFICARE ECCLESIAM (ici Dieu ordonne à Waninge d’édifier une église)
  • HILDEMARCHA ABBA AVDOENVS ARCHEPISCOPVS (l’abbesse Hildemarque, l’archevêque Ouen)
  • HIC GENTILES INCENDVNT MONASTERIVM (ici les barbares incendient le monastère)
  • CASTELLVM WILLELMI DVCIS (le château du duc Guillaume)
  • VBI WILLELMVS DVX NORMANNORVM AEDIFICAT ABBATIAM (où Guillaume duc des Normands fait construire l’abbaye)
  • TECTVM SANCTI MACLOVII ADDVCIT FLVCTVS (le flot apporte la charpente de Saint Maclou)
  • ISSAC MACLOVINIENSIS CELEBRAT (Isaac de Saint Maclou célèbre (la messe)
  • HIC ECCLESIAM SANCTAE (TRINITAE) DEDICANT (ici ils dédient l’église à la Sainte Trinité)
  • AD QVAM FERTVR CALIX SACRALIS (vers laquelle est porté le calice sacré)
  • HIC RELIQVIAE SANGVINIS HIC ANGELVS STETIT (ici les reliques du Sang, ici un ange se tenait)
  • SANGVINEM PRETIOSVM REDDIT IN PROCELLA GAVTHERIVS (Gauthier dans la tempête rend le Précieux Sang)

La broderie appartient aux collections du Musée des Pêcheries de Fécamp mais n’est présentée qu’épisodiquement pour des raisons de conservation. Les dernières expositions publiques ont eu lieu en 1987, 2001 et 2011.

Pour en savoir plus :

1 commentaire sur “Des reliques christiques en Normandie : le Précieux Sang de Fécamp”

  1. Merci pour ce document intéressant. Je ne connaissais pas l’histoire de la source.
    Lorsque Chrétien de Troyes a écrit, le Graal était déjà sculpté dans l’abbatiale StGeorges de Boscherville au début de 12e siècle. Je donne le résultat de mes recherches dans mon livre: « Au coeur de l’art roman normand ». A Glastonbury on parlait de deux burettes apportées là-bas par Joseph d’Arimathie (qui importait de l’étain d’Angleterre). On parla ensuite du Graal. Au 20e siècle, Maria Valtorta (Écrits « L’Evangile tel qu’il m’a été révélé » Tome 9 de le 1ère édition chap.21 p206) mentionne deux burettes métalliques à la 1ère messe de Pierre après l’Ascension.
    Il y a comme un empilement de récits qui manifeste la volonté des apôtres et de Marie de conserver le maximum de traces du Sang rédempteur de Jésus . Je pense que l’origine du culte chrétien des reliques vient de là .

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