Le choléra-morbus en 1832, chronique d’une épidémie

Ce sera une histoire curieuse que celle de ce fléau durant son séjour passager en France

Journal de Rouen, 28 avril 1832

Une des premières pandémies de l’époque moderne fit son apparition vers 1826 en Asie ; elle gagna dans les années suivantes la Russie et l’Europe centrale avant d’arriver à Londres ; la France ne fut touchée qu’ensuite. Un quotidien régional, le Journal de Rouen, d’obédience libérale et anticléricale, permet d’observer jour après jour la progression de l’épidémie de choléra-morbus sur le territoire français, l’évolution concomitante de l’opinion publique et l’action des autorités.

L’épidémie sévit en dehors des frontières nationales

La mention du choléra apparait le 25 mars 1832 en page 1 du Journal de Rouen sous la forme d’un entrefilet de quelques lignes : « M. le docteur Foville vient de partir pour Londres, afin d’aller observer le choléra qui continue ses ravages dans cette capitale » ; en page 3 figure un décompte des victimes en Angleterre : « Choléra, 120 nouveaux cas et 73 décès. Total, depuis l’apparition de la maladie à Londres, 1050 cas ; 611 morts ». Dans le numéro du 27 mars, on tombe sur une nouvelle mention, dans une lettre écrite de Londres le 23 mars et publiée en page 1 : « Le choléra nous est nuisible seulement à cause des quarantaines qu’on nous impose de toutes parts. Votre gouvernement est assez raisonnable à cet égard ; mais dans la Méditerranée, et surtout l’Espagne et le Portugal, nous souffrons beaucoup. Au reste, on s’inquiète peu ici de cette maladie, qui, d’après toutes les expériences, n’est pas contagieuse (…) ».

Premières rumeurs

Le 29 mars, dans une lettre ouverte adressée au journal, un propriétaire du quartier Saint-Sever à Rouen s’inquiète de l’existence en ce lieu d’un fossé en eau servant d’égout à ciel ouvert : « On parle tous les jours de précautions à prendre dans l’intérêt de la propreté et de la salubrité de la ville, car c’est ainsi que nous nous préserverons du fléau qui a déjà ravagé toute l’Europe orientale, et qui sévit aujourd’hui chez nos voisins d’outre-mer. Mais ce n’est pas tout de parler, il faut agir (…) ». En page 2, est reproduit un extrait du journal des Débats relatant la séance du 28 mars : « Le bruit s’est répandu, à la chambre, que trois personnes au service de M. le maréchal Lobau avaient succombé, en douze heures, à une attaque de choléra. Nous sommes heureux de pouvoir affirmer que cette nouvelle est entièrement dénuée de fondement. Un cuisinier de M. le maréchal est en effet mort presque subitement, mais à la suite d’un coup de sang. » Page 3, quelques lignes d’une dépêche datée du 28 mars annoncent : « on assure ce matin que le choléra-morbus est décidément à Paris. ; une dixaine (sic) de malades présentant tous les symptomes de cette maladie ont été portés à l’Hôtel-Dieu ; deux sont mort (sic). Le conseil supérieur de la santé et la police prennent toutes les mesures nécessaires pour emêcher que le mal ne fasse de grands ravages. » Sur la même page, figure une publicité pour une brochure de 12 pages intitulée « Instruction relative au cholera morbus » et qui est extraite du Journal de Rouen du 21 février.

L’arrivée du choléra à Paris : une maladie sociale ?

* Le 30 mars, dans le compte rendu de la séance du 28 mars à la Chambre des députés, au cours du débat sur la loi sur les céréales, figure en page 2 l’intervention de M. Thouvenel : « Le choléra vient de se manifester dans la capitale ; cette maladie attaque principalement les classes pauvres ; la loi qui vous est soumise a pour but de faire baisser le prix des subsistances, et d’améliorer la position des indigents ; c’est donc, en quelque sorte, une loi sanitaire qu’il est important d’adopter sans délai. » Un peu plus loin, une dépêche de Paris indique en 60 lignes « (qu’)une (…) nouvelle affligeait les habitans (sic) de la capitale. Ce matin, (28 mars) le bruit s’était répandu  que le choléra-morbus était arrivé dans nos murs, et ce bruit n’a été que trop confirmé par des rapports authentiques. Hier, en effet, un homme est mort dans la rue Mazarine. Les médecins les plus distingués s’étaient rendus chez lui. Quelques heures après sa mort, ils ont pratiqué l’autopsie, et ils ont reconnu tous les symptomes du choléra-morbus asiatique. Aujourd’hui, neuf personnes ont été portées à l’Hôtel-Dieu ; sur les neuf quatre ont succombé avant six heures du soir (…) Tous les hommes atteints de ce mal épidémique, mais que l’on ne croit pas contagieux, appartiennent à la classe peu aisée (…) Ils habitaient les rues sales et étroites de la Cité et du quartier Notre-Dame. L’autorité a été prévenue ce soir que cinq autres cas de maladie présentant les caractères du choléra-morbus avaient été signalés à la commission sanitaire. Mais il est naturel que, dans la précipitation qui a saisi les esprits, on attribue à l’influence maligne du choléra toutes les morts violentes et précipitées, aussi nous attendons des rapports plus certains pour garantir la vérité de ces tristes nouvelles. La commission sanitaire s’est réunie ce soir (…) Demain sans doute la commission rendra ses délibérations publiques (…) nous nous empresserons de les faire connaître et si, comme nous en avons la certitude, la science, le dévouement de nos médecins peuvent quelque chose contre cette maladie, nos craintes doivent beaucoup diminuer (…) nous avons pour nous préserver du choléra-morbus ce qu’une triste expérience a appris aux savans (sic) d’Allemagne et d’Angleterre. Nous savons même que déjà les mesures les plus urgentes sont arrêtées et, autant que cela se peut, mises à éxecution. Au reste, quoi qu’il arrive, nous dirons à nos lecteurs toute la vérité, rien que la vérité ; nous les tiendrons au courant et des progrès que fera la maladie et des modifications qu’elle subira. Il est deux sortes de peurs, celle qui exagère le mal, l’autre qui croit l’affaiblir en la dissimulant(…) » (c’est nous qui soulignons).

Le choléra fait encore l’objet de plusieurs articles en page 3. L’un stigmatise la réaction de panique de la haute bourgeoisie : « (…) beaucoup de gens aisés s’apprétaient, hier soir, à quitter Paris. Le départ de M. de Rotschild était même résolu, quand M. Dupuytren l’a fait suspendre, en assurant, sur sa parole de docteur, que le féau sporadique ou indien n’atteignait pas les gens comme il faut » (souligné par le commentateur). Plus loin, une note envoyée par un médecin faisait le bilan des malades et des décès : 10 malades entrés le 27 à l’Hôtel-Dieu, dont deux arrivés dans un état critique sont morts dans les heures suivantes, 3 autres malades le 28, dont un a succombé en moins de 4 heures. Le médecin décrit ensuite minutieusement les signes cliniques sur trois malades hospitalisés à la salle Sainte-Marthe, ainsi que les remèdes administrés, à base de bains de vapeur, sinapismes, frictions à l’eau-de-vie camphrée, potions au laudanum et « demi-lavements laudanisés », ces derniers administrés usuellement pour les cas de dysenterie. Un seul des patients montrait des signes de convalescence après ces traitements. Le même médecin confirme l’attribution au choléra du décès du cuisinier du maréchal Loban. Une autre note montre l’état contrasté des réactions des habitants de la capitale : la tenue d’une seconde session parlementaire en 1833 est remise en question, « beaucoup de députés paraissent se soucier fort peu de passer à Paris le tems (sic) pendant lequel cette maladie y sévira » ; en revanche la présence du « fléau asiatique » n’a pas empêché les festivités masquées de la mi-carême de se dérouler sur les boulevards.

Un premier bilan, daté du 29 mars à 5 heures,  est publié juste après.

  Malades Décès
Hôtel-Dieu 31 11
La Charité 5 3
La Pitié 2

Le journal précise que de nouveaux malades arrivent « d’instans en instans ; tous appartiennent jusqu’à présent à la rive gauche de la Seine. Il est question de trois ou quatre étudians du quartier latin malades chez eux. » Il ajoute qu’un conseil des ministres s’est tenu le matin du 29 pour décider de mesures à prendre et qu’à la suite de cette réunion le médecin du roi s’est rendu  à l’Hôtel-Dieu pour tenir le souverain informé de la maladie.

* Le 1er avril, le Journal de Rouen, constatant que « les journaux sont  remplis de réflexion sur le cholera-morbus et d’indications propres à combattre cette terrible maladie » publie en page 1 ses recommandations sur le dispositif de sudation à mettre en œuvre  chez soi pour aider à la guérison. L’article suivant est un avis de la Préfecture de Seine-Inférieure indiquant que les autorités sanitaires et les conseils municipaux avaient été astreints à délibérer sur l’exécution des mesures arrêtées au préalable en cas d’invasion de la maladie. L’intendance sanitaire de Rouen a ainsi prévu d’afficher des instructions sur la reconnaissance des symptomes ainsi que des secours à donner avant l’arrivée du médecin. Il est rappelé « que les préservatifs les plus efficaces consistent dans la frugalité et dans la propreté ; que l’on doit s’abstenir de toute liqueur forte, d’excès de toute espèce ; que les animaux infects doivent être expulsés des habitations ; que les maions doivent être balayées, lavées et blanchies ; que les eaux infectes doivent être écoulées, les rues balayées (…) Si l’on peut conserver l’espérance de n’être point atteint de cette calamité, ce sera certainement par les moyens qui viennent d’être indiqués. » La deuxième page du numéro est occupée, pour moitié, par une revue de presse consacrée aux nouvelles du 30 mars concernant le progrès du choléra à Paris, le dévouement des médecins et l’incertitude quant aux résultats des traitements apportés ; la population « est en général fort rassurée contre les suites de cette épidémie ». Toutefois, en cette période de carnaval, « quelques individus , de cette raisonnable sécurité, sont passés à je ne sais quelle forfanterie de braver un péril certain (…) et ils se sont livrés à tous les excès possibles. Amusons-nous aujourd’hui, disaient-ils, car peut-être nous mourrons demain (…) ». Un appel aux volontaires est lancé pour pallier à l’insuffisance du personnel hospitalier (Les débats).

Suit une série de statistiques publiée dans le Courrier sur les victimes du choléra et sur leur répartition géographique. Le témoignage d’un médecin se veut rassurant quant à la gravité de la maladie et sur son degré de contagion : « l’aspect général des malades est loin d’être aussi effrayant que nous le supposions (…) Il faut donc conclure (…) que le choléra-morbus ne s’est pas manifesté avec un caractère de malignité aussi dangereux que dans le nord de l’Europe (…) si le choléra était contagieux, tout Paris devrait en être affecté à l’heure qu’il est, et cependant  la maladie n’a pas encore atteint plus de deux cents personnes parmi lesquelles (…) au moins un tiers de cas douteux » ; le médecin conclut « il n’y a que les hommes intempérans ou mal nourris qui aient à redouter sérieusement l’invasion de la maladie (…) le plus sûr moyen de s’en défendre est de se tenir chaudement et proprement, de vivre avec tempérance et de n’avoir pas peur. » Des dons aux pauvres menacés du choléra sont mentionnés. Le Moniteur donne un bilan cumulé daté du 30 mars à minuit :

  Malades Décès
Hommes 118 41
Femmes 60 19
Total 178 60

Les 14 mesures prises  par le ministre de la guerre pour préserver la garnison de Paris du choléra sont décrites  ensuite ; il s’agit essentiellement de mesures d’hygiène et de l’interdiction de fréquentation des estaminets, cabarets et lieux publics. En troisième page, le courrier des lecteurs est consacré pour un tiers environ au choléra. Des réactions différenciées de la population sont rapportées ; un lecteur s’étonne de l’insouciance des classes populaires : « Bien que l’épidémie soit le sujet de toutes les conversations des hommes du peuple, loin de leur inspirer aucun effroi, elle provoque chez eux une foule de sarcasmes, de quolibets et de bravades. C’est vraiment un drôle de peuple que le peuple de Paris ! » A l’inverse, les classes supérieures montrent des signes de panique et fuient pour partie à la campagne.  Quelques observations résonnent de façon fort actuelle : « On disait, et l’on dit encore que le gouvernement est fort aise de ce qui arrive ; et qu’il en profitera pour travailler dans l’intérêt de son système, sans opposition, tandis que tous les esprits sont occupés par la crainte (…) ». On lit aussi plus loin « Les dommages que le commerce parisien aura à supporter de l’apparition du choléra sont difficiles à calculer. Le départ immédiat de beaucoup d’étrangers, la crainte de tirer de Paris, pour la province, la plupart des articles dont la capitale a le monopole, doivent causer à l’industrie des pertes inappréciables. »

Concernant l’action du gouvernement, le journal s’étonne que, si des quarantaines ont été établies à Boulogne et à Calais, il n’en ait pas été de même à Dieppe et au Havre où arrivent des Anglais vecteurs possibles de l’épidémie, même si, mystérieusement, celle-ci semble être arrivée directement à Paris sans passer par les départements littoraux. Le bulletin du choléra de Londres est mentionné quelques lignes plus loin (90 malades, 45 morts).

Le journal du 2 avril contient les nouvelles de Paris datées du 31 mars : 250 malades à midi, 275 à deux heures, environ un tiers de décès. Ce bulletin officiel du choléra-morbus sera publié quotidiennement jusqu’au 30 mai. La préfecture de police incite les habitants à respecter l’hygiène publique. Diverses mesures ont envisagées en cas d’extension de l’épidémie, d’autres sont engagées en faveur des détenus des prisons ; l’archevêque de Paris prescrit des prières dans toutes les églises et ouvre son palais de Conflans pour accueillir des malades.  Des médecins de l’Hôtel-Dieu, à l’opposé de la commission sanitaire, continuent à proclamer que la maladie ne semble pas contagieuse ; le Dr Dupuytren (le riche et célèbre chirurgien, fondateur du musée anatomique portant son nom) expose son traitement des cholériques. On considère que la mortalité se maintient dans une proportion peu alarmante et diffère considérablement de la mortalité de Londres. On continue à considérer que la maladie est essentiellement liée au mode de vie des personnes atteintes, leur pauvreté, leurs conditions de logement, voire leurs excès de boisson et leurs débauches.  En conséquence, « La préférence marquée du fléau pour les classes pauvres excite dans les quartiers populeux de sourdes rumeurs. » Des manifestations de mécontentement envers des pharmacies cherchant à exploiter la crainte de la population et des molestations de médecins sont rapportées et stigmatisées. Le bilan officiel du 31 mars s’élève au total à 281 malades et 100 morts, le nombre des morts à domicile excédant celui des hôpitaux. Un blanchisseur rouennais en profite pour annoncer qu’il peut livrer à domicile du chlore liquide contre le choléra-morbus au prix de 50 centimes le litre (bouteille non incluse)…

Extrait du Journal de Rouen du 9 avril (http://www.archivesdepartementales76.net/)

L’invasion progressive de la province

Le 3 avril, il est question de la fuite des parisiens aisés vers la province et des rumeurs concernant l’arrivée du choléra à Orléans, à Calais et à Rouen. Le rédacteur du Journal de Rouen dément l’infection de Rouen mais réclame des mesures d’assainissement publique et recommande aux directeurs de théâtre de placer dans leur salle de grands vases d’eau chlorurée. Une polémique se fait jour sur le nombre de victimes de l’épidémie, certains journaux en accusant d’autres d’augmenter la peur en mélangeant malades et décès et en répétant des noms déjà donnés. Un changement d’attitude du peuple parisien est constaté, qui passe de l’incrédulité et l’insouciance à l’agitation, accusant le gouvernement d’empoisonnement et se retournant contre les pharmaciens profiteurs et les médecins. La visite de l’Hôtel-Dieu par le duc d’Orléans, fils du roi, est saluée par les commentateurs ; le roi fut dissuadé de l’accompagner. En revanche, le duc était accompagné par le président du Conseil, Casimir Périer, qui fut très probablement contaminé à cette occasion et mourut le 16 mai.

Durant le reste de la semaine, le quotidien fait état de la préparation des Normands  à l’épidémie: demande de nettoyage des quartiers pauvres de Rouen, instructions du préfet de la Seine-Inférieure sur la conduite à tenir pour se prémunir du choléra et lorsque le choléra se manifeste (n° du 4), réunion extraordinaire de l’intendance sanitaire de Rouen, délibération municipale sur le commerce du chlore (n° du 5), dispense du jeûne de carême -sauf les vendredis- par l’archevêque de Rouen, préparation de salles dédiées aux futurs malades du choléra dans l’hôpital de Rouen (n° du 6), arrêté affectant les médecins et pharmaciens de la ville de Rouen dans 4 bureaux sanitaires chargés de fonctions de surveillance et de gestion de l’épidémie (n° du 7), proclamation du maire sur les dispositions préventives prises à Rouen, mise à disposition du palais épisocopal par l’archevêque de Rouen (n° du 8), arrêté préfectoral sur la vérification sanitaire des établissements industriels (le 10). Les pharmaciens rouennais publient des réclames sur la vente de chlorure de chaux et de camphre. Le premier décès suspect, celui d’un matelot sur le port de Rouen, est signalé dans le numéro du 8 avril. Le lendemain est annoncé officiellement l’attribution au choléra d’un décès survenu le 6 ; deux autres malades sont hospitalisés en même temps. L’excès de boisson est encore mis en avant dans la survenue de la maladie et la gravité de ses effets. Dans le journal du 10 avril, le médecin-chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen juge que le choléra « ne présente aucun caractère particulier qui le distingue des autres épidémies.  La publicité (…) a beaucoup agi sur les imaginations, et contribué à donner de l’importance à une affection qui n’a rien de plus grave qu’une foule d’autres maladies (…) auxquelles on ne prête aucune attention. »A Paris des troubles éclatent sporadiquement, venant de chiffonniers privés de leur gagne-pain par le nettoyage des rues ou de personnes indignées par la flambée des prix des remèdes (n° du 4). Des rumeurs, relayées  officiellement par le préfet de police Gisquet –un personnage assez infâme- circulent sur des cas d’empoisonnement volontaire de vin et d’eau par des terroristes présumés cherchant à semer le trouble ; elles provoquent une paranoïa de la population et des agressions violentes contre des personnes suspectées (5, 6, 7 et 9 avril).

Quelques mesures d’éloignement sont prises (déplacement des prisonniers dans des maisons de santé) mais une polémique se fait jour sur le manque d’anticipation de l’épidémie par les autorités. Des mesures farfelues sont proposées pour enrayer la progression du mal, comme allumer de grands foyers dans les rues et les places, tirer le canon autour de Paris… La Bourse baisse le 5 et le 6 avril, tandis que les prix du camphre sont multipliés par 3 et ceux du thé et du riz augmentent de 30 à 40 % au marché de gros du Havre. Le retour de nombreux étudiants en médecine dans leur famille provoque une pénurie du personnel soignant (n° du 5). Les congés des hauts fonctionnaires sont suspendus le 8. Des rumeurs circulent sur la propagation du choléra en banlieue (n° des 4 et 5 avril), en Suisse (n° du 4), à Caen, Lyon, Chalons, Tournus, Falaise et Bordeaux (n° du 7), à Beauvais (n° du 8), à Nemours, Mantes, Meaux, Melun, Saint-Quentin, Compiègne, Auxerre (n° du 11), ainsi qu’à Marseille (n° du 12). Certains continuent cependant à nier la contagion (n° du 5). Les premiers cas de convalescence sont rapportés dans les numéros du 4 et du 7. On constate que la maladie commence à toucher les classes moyennes (n° du 7) ; des rumeurs circulent, vite confirmées, sur l’infection du président du Conseil, Casimir Périer dont l’état de santé fait l’objet de commentaires quasi-quotidiens entre le 7 avril et le 16 mai -date de sa mort- ainsi que sur la maladie du ministre de la guerre (n° du 8 avril) ; une liste des personnalités ayant succombé au choléra est publiée le 12 avril, montrant que la maladie touche désormais les « classes supérieures ». Malgré l’augmentation du nombre de malades et de décès (dont le total dépasse celui de Londres le 9 avril), des propos rassurants et optimistes sur l’évolution de la maladie sont encore rapportés (7, 8  et 10 avril). Le choléra est cependant l’objet de toutes les conversations et les rues se vident, Paris se désertifie (n° du 9 et du 10). L’exploitation politique de l’épidémie commence dès le 10 avril, illustrée par le prêche d’un prêtre présentant la maladie comme un châtiment divin de la politique libérale et poursuivie par un mandement de l’évêque d’Evreux le 15 avril. Les légitimistes sont accusés de répandre des rumeurs d’empoisonnement (n° du 17).

Evolution quotidienne de l’épidémie de choléra à Paris en 1832, d’après les bulletins sanitaires publiés dans le Journal de Rouen

Le choléra à Rouen

Le 12 avril, deux nouveaux malades du choléra sont admis à l’Hôtel-Dieu de Rouen et on enregistre un décès ; à partir de cette date le bulletin officiel sanitaire du choléra à Rouen est publié en une du Journal de Rouen et le sera chaque jour jusqu’au 23 mai. Parallèlement le bulletin officiel du choléra à Paris continue à être publié quotidiennement, et ce depuis le 30 mars mais il ne fait plus la une.

L’augmentation des malades et des décès à Paris, en constante progression jusqu’alors, jusqu’à atteindre 1020 malades et 385 décès pour la seule journée du 9 avril, commence à fléchir à partir du 12 ; des convalescents sortent de l’hôpital à partir du 17 avril ; le 22, le nombre des décès quotidiens repasse sous la barre des 300 et sous la barre des 200 le 26. La fuite des Parisiens aisés, désormais touchés par l’épidémie, continue cependant mi-avril et l’animation des rues a disparu, l’Opéra est déserté (n° du 13). La chambre des députés se vide (n° du 15 avril), on enregistre plus de 700 départs journaliers de parisiens (n° du 16). La Prusse impose une quarantaine de 5 jours aux Parisiens souhaitant entrer dans le pays (n° du 12), suivie par la Belgique (n° du 14) ; fin avril, la Vatican impose une quarante aux navires français arrivant à Rome (n° du 29). Le choléra gagne l’Oise, l’Aube, le Loiret, l’Aisne, l’Orne (n° du 15), le Nord (n° du 20). Des rumeurs circulent sur une possible famine, alimentées par des cas d’épizootie. Les festivités prévues pour la fête du Roi sont annulées le 21. Un rapport, publié le 19 avril, fournit des chiffres de décès du choléra à Paris nettement supérieurs aux chiffres fournis quotidiennement jusqu’alors. Les commentaires publiés restent cependant plutôt rassurants. A partir du 22 avril on croit entrevoir la fin de l’épidémie à Paris ; en revanche, à partir du 24 le journal commence à publier le bilan sanitaire de l’épidémie département par département. Au même moment le choléra gagne Malaga et l’Espagne. La publication du bilan des victimes du choléra à Paris, à la date du 2 mai, est de 13.406 morts, soit près de deux fois plus que la somme des bulletins officiels quotidiens. En comparaison, le bilan à Londres, publié le 11 avril, fait état de 2181 malades et 1158 morts.

Extrait du Journal de Rouen du 15 avril 1832 (http://www.archivesdepartementales76.net/)

Un cours sur le choléra est ouvert à l’Hôtel-Dieu de Rouen le 15 avril. Des commerçants rouennais publient des réclames pour du chocolat anti-cholérique, pour des ceintures anti-cholériques, pour des kits de médicaments (n° du 17) ou pour les vertus assainissantes du ciment romain (n° du 22). Le 21 avril au matin, le nombre de malades en 24 h est passé à 24 et le nombre de morts à 9, portant le total des malades depuis le début de l’épidémie à Rouen à 125, dont 49 décédés. Des rumeurs naissent à la fois sur une sous-estimation supposée des chiffres et sur des accusations d’empoisonnement. Le nombre des malades et des décès augmente au cours des jours suivants et le Journal de Rouen peut écrire : « Le bulletin sanitaire d’aujourd’hui signale une augmentation dans le nombre des cholériques, et, d’après ce qu’on nous assure, celui de demain annoncera une augmentation plus forte encore. Ce triste résultat était malheureusement facile à prévoir. Les excès du dimanche et de l’assemblée de Bonsecours, où l’affluence était énorme, et où les libations ont été copieuses, devaient amener dans les hôpitaux un plus grand nombre de malades, et des malades dans un état plus grave qu’à l’ordinaire. Pareille chose a constamment été observée à Paris depuis le début du choléra. Un si déplorable exemple sera-t-il donc enfin profitable à notre population ouvrière ? Concevra-t-elle tout le danger des excès dans un moment tel que celui où nous nous trouvons ? Reviendra-t-elle du funeste préjugé qui lui montre des ennemis dans les hommes qui se dévouent à la secourir ? (…) Le choléra (…) est très facile à guérir quand on le traite à ce moment de son invasion ; on n’en guérit que par miracle quand on lui laisse acquérir tout son développement. Que l’on règle donc, d’après cet avis, la conduite que l’on croira devoir tenir. Il y va de la vie. » (journal  du 24 avril). Le 25 avril est publié le premier bilan de l’épidémie pour l’arrondissement du Havre : du 18 (jour de l’apparition de la maladie) au 22, on compta 17 malades et 9 morts ; dans les jours suivants, le nombre de victimes à Graville (dans la banlieue du Havre) dépasse le nombre de malades du reste de l’arrondissement, en raison de la forte concentration d’émigrants qui y règne. Une souscription publique pour les indigents est ouverte le 27 avril à l’initiative du Journal de Rouen ; le même jour, le cap des 100 décès depuis le début de l’épidémie est franchi à Rouen. Le 28, le préfet de Seine-Inférieure expulse des émigrants suisses, allemands et alsaciens sans papiers ou sans ressources.

Evolution quotidienne de l’épidémie de choléra à Rouen en 1832, d’après les bulletins sanitaires publiés dans le Journal de Rouen

L’extinction lente de l’épidémie

A partir de début mai, le nombre de décès quotidiens à Paris passe sous la barre de la centaine. Les médecins de l’hôpital de La Pitié publient une déclaration sur la non-contagion du choléra et sur la diminution prononcée du nombre de cas (Journal du 2 mai). La Belgique impose le 2 mai une restriction à l’entrée sur son territoire des produits français suspectés d’être infectés, ce qui alimente la discussion sur le caractère contagieux ou non du choléra.  L’incertitude dans laquelle se trouve le corps médical se montre aussi par l’emploi de remèdes aussi surprenants que la friction d’orties ou l’absorption de charbon de bois (n° du 6 mai), sans parler de la prohibition de la bière et de la charcuterie (n° du 14). Des rumeurs malveillantes envers les médecins des hôpitaux rouennais, accusés d’imposer des traitements brutaux, suscitent l’indignation du rédacteur (n° des 13 et 14 mai) ; un hommage appuyé aux médecins d’Elbeuf est rendu dans le n° du 15. A partir du 7 mai, le Journal de Rouen ne publie plus quotidiennement le bilan des malades et morts parisiens mais l’épidémie continue à Rouen.  Ce journal s’indigne de l’attitude des entreprises de pompes funèbres qui pratiquent un racolage indécent de clientèle (n° du 2). De son côté, une compagnie nationale d’assurance sur la vie publie une réclame dans le Journal de Rouen le 4 mai et précise qu’elle n’augmente pas ses tarifs ; pour sa part, un pharmacien de la rue Saint-Honoré à Paris propose à la vente un « élixir anti-cholérique indien »  « importé récemment des Indes et de la Chine en France par M. de Rienzi, savant voyageur, membre de plusieurs académies, qui, pendant douze ans, a habité ces contrées » (n° du 13 mai) ; pour l’anecdote, précisons que ce remède a été rejeté comme inefficace par l’Académie de médecine dans sa séance du 4 décembre 1832. En réponse à des déclarations rassurantes du maire de Rouen, le Journal publie dans le numéro du 4 mai une lettre d’un médecin rouennais présentant la liste de 12 malades cholériques du quartier Martainville, mentionnant leur nom et leur adresse. Le  lendemain, le feuilleton habituellement publié en première page est consacré au choléra.

* Le 16 mai, alors que le chiffre des décès à Paris (14) montre que l’épidémie est en voie d’extinction, la courbe de croissance du nombre de nouveaux malades et de décès, qui avait connu un fléchissement passager vers la fin du mois d’avril avant de repartir à la hausse début mai, marque enfin le pas à Rouen, avec un mois de retard sur la capitale. Le 17, le Journal du Havre annonce qu’il ne donnera plus de bulletin détaillé sur le choléra, qui « a presque cessé au Havre et dans les environs ». L’intendance sanitaire de Rouen annonce le 19 la fermeture d’un hôpital temporaire tout en regrettant la méfiance de la population qui expose sa santé en retardant les soins par crainte des hôpitaux. Le numéro du 21 mai publie le bulletin officiel sanitaire de la veille, qui ne fait état que de 7 nouveaux malades et d’un seul décès, et une décision du maire de Rouen supprimant les bureaux de secours spéciaux à partir du 23 mai. Le 24, le journal ne publie plus de chiffres pour la ville de Rouen -où la maladie est considérée comme terminée-  mais uniquement pour l’arrondissement de Rouen (où l’on ne compte qu’un nouveau décès) et pour Le Havre et Ingouville (qui comptent encore 5 nouveaux malades et 16 décès) ; le journaliste fait un bilan de l’épidémie à Rouen, souligne les différences avec le bilan parisien et en tire les leçons, livrant un plaidoyer en faveur d’une politique sociale. A la date du 22 mai, le bilan officiel de l’épidémie à Rouen est de 575 malades et 273 décès.

* Le 24 mai, le bureau central de santé londonien met fin à la publication de son bulletin sanitaire, le choléra ayant cessé de présenter à Londres un caractère d’épidémie.

Les numéros des 25 au 31 mai ne mentionnent plus le choléra que pour indiquer le bilan sanitaire de l’arrondissement de Rouen (sans la ville) et du Havre-Ingouville, en quelques lignes et pour signaler l’arrivée de l’épidémie à Dieppe (4 cas déclarés en 24 h), alors que le choléra décroît dans les environs de Rouen : « la maladie tend à se déplacer, en quittant les régions marécageuses, elle gagne les points les plus élevés » (n° du 27). Les derniers bilans journaliers du choléra en Seine-Inférieure sont publiés succinctement dans les numéros des 2, 3 et 5 juin, avec un bref commentaire actant la perte d’intensité de la maladie. Ce désintérêt  est renforcé par la progression d’une chouannerie dans l’Ouest et l’éclatement à Paris de troubles insurrectionnels républicains les 5 et 6 juin, évènements qui focalisent toute l’attention et monopolisent les colonnes du Journal de Rouen. C’est désormais les victimes des combats qui remplissent les hôpitaux parisiens et dont le bilan remplace celui des victimes du choléra tout au long du mois de juin. Ces évènements ne sont cependant pas sans rapport avec l’épidémie, puisqu’ils surviennent à l’occasion des funérailles du général  républicain Lamarque, décédé du choléra. Gavroche, le personnage hugolien des Misérables, tombe sur les barricades lors de ces journées.

Derniers soubresauts

* Le 16 juin, le journal publie un bilan récapitulatif de l’épidémie dans les différents arrondissements de Seine-Inférieure :

  Bilan précédent des malades Bilan précédent des décès Nouveaux malades Nouveaux décès
Arrondissement de Rouen 732 292 5 (13 et 14/6) 1 (13 et 14/6)
Arrondissement de Dieppe 216 115 10 (14/6) 12 (14/6)
Arrondissement de Neufchâtel nc nc 6 (en 2 jours) 3 (en 2 jours)

En page 3 du même numéro, on peut lire l’information suivante : « le choléra, quoiqu’il sévisse presqu’insensiblement à Paris, parait ne point vouloir abandonner cette capitale. Aujourd’hui le nombre des morts est de dix-sept. Ce qui donne sur les derniers chiffres d’hier une augmentation de trois. »

Dans la deuxième quinzaine du mois de juin, le choléra est mentionné épisodiquement : on signale sa ré-apparition à Vienne (Autriche) (n° du 20) et ses dégâts à Bruxelles depuis le 17 juin, ainsi qu’à Gand (n° du 22). Ses nouvelles manifestations à Paris, à un niveau inconnu depuis un mois -42 décès le 21- sont signalées le 22, le 23 et le 28 juin, tandis que le choléra sévit encore dans l’estuaire de la Seine, avec 4 à 5 morts par jour, dans l’arrondissement de Neufchâtel et à Elbeuf.

Au cours du mois de juillet, une recrudescence sporadique de la maladie est signalée en divers points du territoire français, à Londres et en Angleterre ainsi qu’en Bohême. Une réplique de l’épidémie du mois d’avril, beaucoup moins intense toutefois, touche Paris où le bulletin sanitaire officiel est de nouveau publié quotidiennement du 17 au 27 juillet. Des voix s’élèvent pour dénoncer le manque d’anticipation des autorités à Paris tandis que des médecins attribuent cette recrudescence à  la chaleur estivale.

A la fin du mois, alors que l’épidémie sévit encore en quelques endroits comme au Tréport ou à Brest, elle est quasiment éteinte à Paris où les maires, le 29 juillet, redistribuent aux indigents les sommes allouées pour les soins.

En octobre seuls deux ilôts sont encore touchés par la maladie en France : les Côtes-du-Nord et le Morbihan d’une part, la Somme et le Nord d’autre part (Bourdelais et al., 1978).

Le département de la Seine-Inférieure se place à la 17e place pour le taux de mortalité dû au choléra en 1832, avec 2804 décès soit 0,40 décès pour 100 habitants, loin derrière Paris et son taux de 2,35 %. Parmi les médecins qui se sont distingués à Rouen pendant l’épidémie de choléra, figurent le Dr Achille Cléophas Flaubert, le père de Gustave, qui était chirurgien à l’Hôtel-Dieu et le Dr Antoine Emmanuel Blanche, chirurgien en chef à l’Hospice général de Rouen, oncle du Dr Emile Blanche qui soigna par la suite la maladie mentale de Guy de Maupassant dans sa célèbre clinique.

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