Henri Gadeau de Kerville (1858-1940), un savant à l’ancienne

Henri Gadeau de Kerville consacra entièrement sa vie à satisfaire sa curiosité, ce que sa fortune familiale lui permit. D’un esprit ouvert et intéressé par une multitude de sujets, il ne se contenta pas d’accroître ses connaissances par la constitution d’une riche bibliothèque mais s’investit aussi pleinement dans une recherche personnelle, faite d’observations de terrain autant que d’expérimentations dans les domaines les plus variés, même si ses préférences le poussaient plutôt vers les sciences de la vie et de la nature. Il prolongea, au XXe siècle, un idéal et un mode de vie qu’on associerait plus volontiers à la Renaissance ou au siècle des Lumières.

L’héritier

Henri Victor Emile Gadeau de Kerville naquit à Rouen le 17 décembre 1858, au 7 passage Dupont, la demeure familiale du quartier Saint-Sever (en rive gauche de la Seine), maison qu’il habita par la suite. Une partie de cette voie, aujourd’hui disparue, est comprise dans la rue Gadeau de Kerville, qui fut inaugurée en 1950, dix ans après sa mort. Le père d’Henri, Jean Victor Gadeau de Kerville, était un industriel du textile qui naquit à Paris mais dont les origines familiales sont bretonnes comme le trahit le patronyme. Sa mère, Eugénie Lemarié, était la fille d’un fabricant de papier de Barentin. A priori destiné à la reprise de l’entreprise paternelle, Henri s’aperçut très tôt que sa vocation était la recherche et ses parents n’y mirent aucun obstacle, ce dont il leur en fut toujours reconnaissant :

« non seulement mes parents adorés n’entravèrent jamais mon goût profond pour l’histoire naturelle, mais ils m’en facilitèrent l’étude autant qu’ils le purent. C’est pourquoi je bénirai leur mémoire jusqu’au dernier jour ».

Ses premiers articles scientifiques furent publiés en 1880, alors qu’il était âgé de 22 ans.

Un esprit rationaliste et ouvert

D’un tempérament résolument scientifique, HGK professait des opinions de rationaliste et de libre-penseur auxquelles il n’hésitait pas accorder sa conduite, ce qui lui valut des ennuis en plusieurs occasions : désigné comme juré aux assises de Rouen en mai 1892, il refusa de prêter serment devant un Dieu auquel il ne croyait pas et écopa pour cela d’une forte amende. Plus tard, il scandalisa un auditoire de savants en concluant, à l’issue d’une communication sur la perversion sexuelle chez les Coléoptères, que  « la pédérastie des insectes est divisible en deux sortes,  auxquelles (il croit) pouvoir donner le nom de pédérastie par nécessité et pédérastie par goût ». (https://www7.inra.fr/opie-insectes/pdf/i166aguilar.pdf)

« On allait procéder au serment d’usage prêté par chacun de MM. les jurés. A l’appel de son nom le chef du jury, M. Gadeau de Kerville, publiciste, déclare que, la formule étant contraire à ses opinions, il ne jurera pas devant Dieu.  Le président et M. l’avocat général Thévenin s’unissent pour ramener M. Gadeau de Kerville à la stricte observation de la loi qui a spécifié les expressions du serment. Le chef du jury maintenant sa décision, la cour prononce contre lui un arrêt qui le condamne à 500 fr. d’amende.  Voici cet arrêt : « (…) attendu que Gadeau de Kerville (…) interpellé par le président à l’effet de prêter le serment dans les termes de l’article 212 du code d’instruction criminelle, a répondu : M. le Président, sur les paroles que vous venez de prononcer, je refuse de prêter le serment parce qu’il y a là une hypothèse que je regarde comme fausse : Dieu. (…) condamne le juré Gadeau de Kerville à cinq cents francs d’amende et aux frais de l’incident (…). »

(Chronique judiciaire du Journal de Rouen, 17 mai 1892). 

Ce positivisme n’excluait pas, toutefois, une certaine attirance pour le déviant et le hors-norme que trahissent certains de ses sujets d’étude : la perversion sexuelle chez les insectes, comme on l’a vu, mais aussi la tératologie, l’albinisme, les insectes et les végétaux luminescents, les arbres remarquables, l’hybridation ou encore la faune et la flore cavernicoles. Le monde souterrain exerçait d’ailleurs sur lui une attirance certaine, qui se manifesta d’abord par sa participation à des expéditions archéologiques dans des grottes et abris-sous-roche de la vallée de la Seine (cf. infra).

Le laboratoire de spéléobiologie expérimentale

C’est à la suite de recherches archéologiques infructueuses menées en 1909 dans les grottes d’Orival (Seine-Maritime) et après avoir visité les sites préhistoriques de la vallée de la Vézère que Gadeau de Kerville décida de pratiquer un sondage dans une carrière souterraine située sur les terrains de sa propriété, au lieudit le Paulu à Saint-Paër près de Barentin. Les résultats archéologiques furent négatifs mais l’exploration d’une petite ouverture dans le versant révéla une vaste carrière souterraine de craie où l’érudit eut l’idée d’aménager un laboratoire de biologie souterraine. Grâce à ses moyens financiers et à son esprit méthodique, le laboratoire, pensé dans ses moindres détails et disposant d’un équipement confortable -incluant même un espace de repos- fut réalisé en sept mois et inauguré solennellement le dimanche 10 juillet 1910. C’était alors, avec une surface de 671 m², le plus vaste équipement de ce genre au monde, capable de rivaliser avec le laboratoire qui avait été créé par le Museum d’Histoire Naturelle de Paris dans les Catacombes sous-jacentes au Jardin des Plantes (mais qui fut inondé par la grande crue de janvier 1910). Le laboratoire comprenait, entre une vaste salle d’entrée et une chambre au fond, une galerie de zoologie, équipée d’aquariums, de réservoirs et de bacs (338 m²), une salle de botanique équipée de plates-bandes et de cages à insectes (190 m²) et un réservoir d’eau extérieur de 2025 litres. (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3148496/f32.image) (http://www.fscampania.it/pubb/atti_napoli91/full%20text_Tomat%20e%20Dupont_Cav%20Alta%20Normandia.pdf) (http://jumieges.free.fr/Saint_Paer_labo.htm)

Plan du laboratoire souterrain de Gadeau de Kerville

Le laboratoire lui permit d’effectuer des observations et de conduire des expériences sur la croissance des plantes dans l’obscurité et sur les animaux cavernicoles. Généreux et prévoyant, Gadeau de Kerville prit ses dispositions, dès la création du laboratoire, pour le léguer à la collectivité après sa mort, avec une dotation financière importante. Ce ne fut d’ailleurs pas son seul geste de générosité puisqu’il finança largement les fouilles archéologiques de Georges Poulain et de Léon de Vesly, offrit des subsides aux diverses sociétés savantes dont il était membre, institua un prix scientifique (destiné à récompenser des travaux de biologie et de zoologie) et fit don de sa documentation à la bibliothèque municipale de Rouen. (https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/62744-la-bibliotheque-personnelle-du-naturaliste-rouennais-henri-gadeau-de-kerville-1858-1940memoire.pdf)

Entrée du laboratoire en 2018
L’escalier d’accès en 2018
Salle d’entrée ; les ouvertures à droite donnent sur une chambre d’aération
Entrée de la galerie de zoologie en 2018 ; les blocs parallélépipédiques au fond sont les vestiges des aquariums
Galerie de zoologie en 2018 ; aquariums au premier-plan
La galerie de zoologie en 2018 ; à gauche, les restes de l’étagère métallique provenant de la salle de botanique
La salle de zoologie et le passage vers la salle de botanique en 2018 ; au fond, le mur de soutènement
La salle de botanique en 2018 ; le mur de soutènement est à droite
La chambre du fond en 2018 ; sur le mur de gauche, les restes de tablettes métalliques

Un touche-à-tout fécond

Entre 1880 et le début des années 1930, Henri Gadeau de Kerville fut l’auteur d’environ 250 publications. Mais plus que le volume de ses écrits, c’est la variété des domaines abordés qui étonne (https://www.idref.fr/030011833). Passionné par la photographie, il est l’un des fondateurs et le premier président du Photo-club rouennais qui voit le jour en 1891 (http://perso.numericable.fr/~arnaudser/serander/Photographie/PCR.htm). Il illustrait volontiers ses publications de photographies et réalisa en particulier un inventaire illustré des vieux arbres de Normandie, publié sous forme d’articles entre 1890 et 1904 dans le Bulletin de la Société des Amis des Sciences Naturelles et du Museum de Rouen (SASNMR) avant d’être édité en volume (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9677379s). Les 206 plaques de verre originales de ses photographies ont été récemment retrouvées et mises en valeur (http://basephotos.normandieimages.fr/fondphoto/?row=0&p=1&view=thumbs&do=search&qs=&kw=&phg=Henri+Gadeau+de+Kerville&lpv=&dcn=&sr=Conif%C3%A8res).

Le Bulletin de la SASNMR, société dont il fut le président, accueillit nombre de ses observations, réalisées principalement en Normandie, sur des sujets aussi variés que la génération alternante chez les Cinipides, l’hybridation, les accouplements entre mammifères et oiseaux, l’albinisme chez la pie et le lapin, les yeux vairons des pigeons, les cas de malformation de veau, de souris, de corbeau et de chien. Outre les mammifères et les oiseaux, il s’intéressait aussi aux insectes, aux champignons, aux crustacés, aux Chiroptères, aux reptiles, batraciens et poissons et à la faune marine et maritime, dont il réalisait ou complétait l’inventaire des espèces présentes régionalement. En plus de de ses activités au sein de la Société des Amis des Sciences Naturelles et du Museum de Rouen, il participait activement aux travaux de la Société Linnéenne de Normandie et à la Société d’étude des Sciences Naturelles d’Elbeuf. Sur le plan national, il participait également aux séances de la Société Entomologique de France et de la Société Zoologique de France. Son nom a été donné à plusieurs espèces animales. Dans la sphère des sciences naturelles, seule la géologie semblait échapper à son champ d’activités.

Dans tous les domaines qu’il aborda, il introduisit un volet expérimental. Ce goût prononcé pour l’expérimentation lui vint très jeune et lui fut probablement transmis par sa mère :

«  A Rouen (…) mon père avait fait construire pour ma mère, qui aimait beaucoup les oiseaux, des volières où vécurent des centaines de spécimens appartenant à plusieurs ordres (…). Dans la volière d’été, ma mère obtint la reproduction particulièrement intéressante de deux espèces d’oiseaux (…) Après la mort de mes parents, survenue en 1903, je vendis la collection d’oiseaux et laissai vides les volières. Puis, en 1907, je commençai à les utiliser pour des expériences d’hybridation sur quelques races de coqs et de poules, de pigeons et de lapins. (…) La nécessité d’avoir des bacs pour des expériences variées, entre autres pour des expériences comparatives avec celles que j’effectue  dans le laboratoire de spéléobiologie expérimentale que j’ai créé en 1910 (…) me fit transformer la volière d’hiver en vivarium. De plus, m’intéressant beaucoup aux fougères et à la variation de leurs frondes (…) je fis construire pour elles, en 1914, deux serres dans le jardin (…) »

(Henri Gadeau de Kerville, 1915, http://www.bmlisieux.com/normandie/gadker02.htm)

Si le cadre de son activité scientifique était essentiellement la Normandie (orientale et occidentale), il effectua cependant des voyages d’études naturalistes bien plus loin, en Tunisie (mai-juin 1906), en Syrie (avril-juin 1908) et en Asie mineure (avril-mai 1912). Bien que d’un tempérament scientifique, il ne dédaignait pas l’histoire et la littérature et se livra à quelques essais d’histoire locale (sur la région de Bagnères-de-Luchon où il prit des habitudes de villégiature) et même à quelques écrits de poésie et à des essais.

Le goût de l’archéologie

A son intérêt pour les sciences naturelles vint tout naturellement se greffer une inclination vers la Préhistoire, discipline créée au milieu du XIXe s. par des naturalistes. Gadeau de Kerville participe aux séances de la Société Normande d’Etudes Préhistoriques dès sa fondation en 1893. Après ses recherches infructueuses à Orival, il entame avec Alphonse-Georges Poulain en 1910 la fouille des niveaux magdaléniens et néolithiques de l’abri de Bonnières et de l’abri de Jeufosse (Seine-et-Oise) et finance les fouilles de Georges Poulain à l’abri du Mammouth de Métreville (à Saint-Pierre-d’Autils dans l’Eure) en 1911 ; ces gisements sous abri restent encore uniques en Haute-Normandie. Le 17 décembre 1911, il est élu président de la Société Normande d’Etudes Préhistoriques par 15 voix sur 20, honneur qu’il refuse en raison d’une mission en Asie Mineure ; deux ans plus tard, il est de nouveau élu par 18 voix sur 21 et son premier geste fut d’offrir un subside de 1000 frs à la Société. Il en reste président jusqu’à la fin de la Première Guerre Mondiale. En 1919 il participe, toujours avec Poulain, aux fouilles de deux tumulus protohistoriques à Saint-Pierre-la-Garenne ; il collabore encore avec lui sur les fouilles du camp gallo-romain de Vernonnet en 1924-1928 et sur l’ossuaire néolithique de Saint-Just dans l’Eure en 1928. Les résultats de ces recherches sont régulièrement publiés dans le Bulletin de la SNEP. Il fut membre de la Société Préhistorique Française dès 1911.

Figure extraite d’un article de Poulain et Gadeau de Kerville dans le Bulletin de la Société Normande d’Etudes Préhistoriques, tome 24, 1924

Son jubilé scientifique fut célébré le 19 décembre 1936 à l’Hôtel de Ville de Rouen (Bulletin de la SNEP, t. XXXI, 1936-1937, p. 30-32) ; son buste, sculpté par la sculptrice rouennaise Josette Hébert—Coëffin, lui fut offert à cette occasion.

Il mourut le 26 juillet 1940 à Saint-Loup près de Bagnères-de-Luchon, où il s’était réfugié pendant l’exode.

Il est regrettable que la collectivité, à qui Gadeau de Kerville fit généreusement don de son laboratoire d’un genre unique, riche élément de patrimoine historique et scientifique que beaucoup de pays nous envieraient, n’ait pas su prendre soin de cet héritage et l’ai laissé totalement à l’abandon.

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