Futur antérieur, trésors archéologiques du XXIe s. ap. J.-C.

Tel est le titre d’une exposition prospective créée en 2002 par le Musée romain de Lausanne-Vidy, en Suisse. Elle met en scène une présentation archéologique supposée se tenir en 4002, à partir d’une série d’objets datant de notre époque et qu’on imagine exhumés après deux millénaires. L’effet humoristique, sciemment recherché -le directeur du musée de Lausanne, Laurent Flutsch, commissaire de l’exposition, est aussi un humoriste qui fut chroniqueur à la radio vaudoise- découle des erreurs d’interprétation causées par l’application des codes et des clefs usuelles de l’archéologie à notre civilisation contemporaine. Le sous-titre subtilement iconoclaste donné officieusement à l’exposition par Laurent Flutsch  est assez révélateur : « l’archéologie à l’imparfait du subjectif ».

Une des affiches de l’exposition en tournée

Une critique de l’archéologie ?

Pour autant l’exposition, conçue par des archéologues, ne vise pas à jeter le scepticisme sur cette discipline. Le propos didactique est bien d’inciter à la réflexion sur un usage raisonné de l’archéologie, conscient de ses limites, particulièrement dans le domaine immatériel : par exemple l’exposition présente une série de rouages dentelés d’horlogerie ou de mécanique comme autant de symboles solaires, ou encore un obus comme une représentation phallique explicite, parce qu’en l’absence d’indications sur la fonctionnalité de l’artefact, l’interprétation va se tourner vers le symbolique en faisant appel à des analogies morphologiques. L’arrosoir en cuivre devient, dans le langage muséographique usuel, un vase d’apparat délicatement ouvragé. Le nain de jardin, tête d’affiche de l’exposition, est légendé comme un dieu protecteur ou un ancêtre, portant un gobelet à libations (que nous identifions comme un vulgaire pot de fleur). Ces anachronismes évoquent l’humour potache du film « les Visiteurs », dont les protagonistes -avec un regard symétrique du passé sur notre présent- utilisaient une cuvette de W.-C . pour leurs ablutions corporelles parce qu’ils ne possédaient pas les bons codes. http://www.centrejurassiendupatrimoine.fr/medias/Futur_Anterieur/copie_communique_de_presse_dole-05012012.pdf

Fossiles directeurs de la CBPE (Civilisation des Bouteilles à Panse Étranglée), pastiche de dessin archéologique

On pourrait aussi considérer le classement de douilles en cuivre dans la catégorie des récipients comme une critique implicite de la typologie en tant qu’outil interprétatif ; il en va de même pour la série de clefs de serrures, présentées comme des pendeloques ou des pendentifs sous prétexte qu’elles présentent toutes une perforation.

L’ouvrage de David Macaulay : « La civilisation perdue : naissance d’une archéologie », paru en 1981 et qui avait connu un certain succès à l’époque, avait popularisé cette approche satirique de l’archéologie, tout en incitant les archéologues à la réflexion et à la prudence. Dans ce livre illustré de dessins au trait, l’auteur décrivait les résultats des fouilles fictives d’un motel, datant de l’année 1985, par Howard Carson, un archéologue opérant en 4022. Les interprétations attribuées à ce chercheur fictif prêtaient à sourire, principalement en raison du décalage entre la trivialité réelle des objets et la dignité qui leur était attribuée : ainsi un abattant de W.-C. était devenu une coiffe de tête cérémonielle…

Une interprétation cultuelle d’un bonnet de douche (Macaulay, 1981)
Un collier sacré… (Macaulay, 1981)

Des capsules temporelles pour lutter contre l’oubli

Plus subtilement, l’exposition interroge aussi sur la qualité des témoignages que notre époque, si fière de sa technologie, laissera à la postérité une fois que l’usure du temps (ce que les archéologues appellent « les processus post-dépositionnels ») aura fait son œuvre. La question est d’autant plus pertinente que les matières les plus résistantes à la dégradation (la pierre, la céramique) ont été très largement remplacées de nos jours par les matières plastiques, dont la durée de vie est bien plus courte, sans parler des supports numériques, principale sauvegarde de notre mémoire collective et dont l’obsolescence ne va que croissant.

Andy Warhol a transformé cette interrogation sur la postérité en démarche artistique ; en 1974 il a commencé à emplir des boîtes avec des objets personnels avant de les entreposer, créant ainsi 610 « capsules temporelles » (time capsules) qui, après sa mort, ont été progressivement ouvertes et cataloguées au musée Andy Warhol de Pittsburgh ; leur contenu  relevait principalement du quotidien et de l’éphémère : articles de journaux, courriers, rognures d’ongle, talons de chéquiers, factures, prospectus, listes de courses, sandwiches grignotés,… (https://www.arretsurimages.net/chroniques/de-rembrandt-a-tarzan/les-capsules-temporelles-de-warhol-ou-larcheologie-du-quotidien-dhier).

Un tel collectionnisme s’approche, du point de vue comportemental, du « syndrome de Diogène », attitude pathologique décrite pour la première fois en 1975. Plusieurs artistes contemporains (comme Arman) ont pratiqué l’art de l’accumulation. Le photographe lillois Antoine Repessé a eu l’idée lumineuse de mettre en scène, dans des clichés hyper-réalistes, l’accumulation annuelle des emballages et des déchets domestiques sur leur lieu précis de consommation : un homme boit le contenu d’un bol dans sa cuisine, à moitié remplie de bouteilles de lait en plastique, une femme entourée de tubes en carton de rouleaux de papier hygiénique est assise sur un siège de toilettes, un couple déjeune dans une salle à manger jonchée d’emballages de produits alimentaires, etc.  Ce projet, intitulé « 365 Unpacked », évoque des concepts que manipulent les archéologues, comme la classification typologique, la chaîne opératoire et la structuration spatiale ; il a même donné lieu à des mesures quantitatives puisqu’en 4 ans, de 2011 à 2015, l’artiste a estimé avoir accumulé 70 m3 de déchets recyclables, dont 1600 bouteilles de lait, 800 kg d’imprimés, 4800 rouleaux de papier toilette… (https://www.antoinerepesse.com/work). Le but de l’artiste est évidemment de dénoncer la consommation effrénée et de plaider pour le recyclage des déchets.

La démarche archéologique, consistant à reconstituer le passé à partir de traces banales, imprègne l’œuvre de plusieurs artistes contemporains. Elle est une préoccupation majeure de Christian Boltanski (1944-2021) qui s’est lancé, à l’instar de Warhol, dans une démarche d’archivage personnel, conservant dans des boîtes à biscuits, à titre de souvenir, des documents produits quotidiennement entre 1965 et 1988. Cette accumulation a alimenté une installation constituée de l’empilement de plusieurs centaines de ces boîtes métalliques de 12 x 23,4 x 21,8 cm, patinées par le temps et renfermant plus de 1200 photos et 800 documents divers. Boltanski avait par deux fois mis en scène cette « archéologie individuelle » au musée du Louvre, en 2000 à travers une collection de photographies d’objets perdus par les visiteurs dans les salles du musée, et cinq ans plus tard en présentant une sélection d’objets personnels en regard des objets usuels mis au jour par les archéologues lors des fouille du Grand Louvre (https://www.louvre.fr/en-ce-moment/evenements-activites/hommage-a-christian-boltanski-1944-2021).

Les archives de Christian Boltanski 1965-1988, installation murale créée en 1989 et présentée dans la grande galerie du musée du Louvre (salle 710) jusqu’au 10 janvier 2022

Archéologie et uchronie

Scène finale du film « La planète des singes » (1967), inspirée du roman dystopique de Pierre Boulle

Dès les débuts de l’archéologie, la question des traces prévisibles de notre civilisation et, corrélativement, du jugement du futur sur notre époque est venue à l’esprit des philosophes et, plus encore, des artistes. C’est probablement la découverte des ruines de Pompéi au milieu du XVIIIe s. qui a inspiré à Charles-Nicolas Cochin une série d’écrits d’anticipation attribués fictivement à l’année 2325 et publiés dans le Mercure de France en 1755. L’intention satirique en est clairement explicitée par l’auteur dans une note : « Ces mémoires sont d’autant plus rares, qu’ils sont l’ouvrage des savants qui sont à naître, et qu’ils ont été faits plusieurs siècles après le nôtre. Jusqu’ici l’érudition avait employé sa sagacité à débrouiller le chaos des temps passés, mais elle étend aujourd’hui ses lumières jusqu’à percer les ténèbres d’un âge à venir. C’est donner un être à la possibilité, c’est réaliser les conjectures et (ce que j’estime le plus dans ce morceau) c’est trouver une manière aussi nouvelle qu’ingénieuse, de jouer le siècle présent, sans blesser la modestie de personne. » Ainsi de cette critique déguisée de l’architecture néo-classique, prêtée à un savant du futur :

« M. Searcher traite ensuite des restes antiques de l’Église de saint Pierre et saint Paul qu’une tradition sans fondement nomme saint Sulpice. Il démontre que nous n’avons pas cet édifice (dont il ne reste presque que le portail) tel qu’il a été bâti. Que les arcades qui sont au second ordre y ont été construites depuis par quelque raison de solidité occasionnée par les ravages du temps, et qu’il n’y a nulle apparence qu’un architecte de ce mérite eut mis ces massifs au second ordre n’en ayant pas mis au premier, c’est-à-dire, le fort sur le faible. (…) Au reste, il est si difficile de pénétrer dans ces temps anciens, que les conjectures vraisemblables doivent être regardées comme des démonstrations. »

https://www.publie.net/wp-content/uploads/extraits/9782371775756_TXT-extrait.pdf

On retrouve un jugement aussi sévère sur son époque dans la préface de « Mademoiselle Maupin » de Théophile Gautier (1835) :

« Ah ! vous dites que nous sommes en progrès ! – Si, demain, un volcan ouvrait sa gueule à Montmartre, et faisait à Paris un linceul de cendre et un tombeau de lave, comme fit autrefois le Vésuve à Stabia, à Pompéi et à Herculanum, et que, dans quelque mille ans, les antiquaires de ce temps-là fissent des fouilles et exhumassent le cadavre de la ville morte, dites quel monument serait resté debout pour témoigner de la splendeur de la grande enterrée, Notre-Dame la gothique ? – On aurait vraiment une belle idée de nos arts en déblayant les Tuileries retouchées par M. Fontaine ! Les statues du pont Louis XV feraient un bel effet, transportées dans les musées d’alors ! Et, n’étaient les tableaux des anciennes écoles et les statues de l’antiquité ou de la renaissance entassés dans la galerie du Louvre, ce long boyau informe ; n’était le plafond d’Ingres, qui empêcherait de croire que Paris ne fût qu’un campement de Barbares, un village de Welches ou de Topinamboux, ce qu’on retirerait des fouilles serait quelque chose de bien curieux. – Des briquets de gardes nationaux et des casques de sapeurs pompiers, des écus frappés d’un coin informe, voilà ce qu’on trouverait au lieu de ces belles armes, si curieusement ciselées, que le moyen âge laisse au fond de ses tours et de ses tombeaux en ruines, de ces médailles qui remplissent les vases étrusques et pavent les fondements de toutes les constructions romaines. Quant à nos misérables meubles de bois plaqué, à tous ces pauvres coffres si nus, si laids, si mesquins, que l’on appelle commodes ou secrétaires, tous ces ustensiles informes et fragiles, j’espère que le temps en aurait assez pitié pour en détruire jusqu’au moindre vestige. »

cité par Philippe Éthuin dans la préface de l’anthologie titrée « Les Ruines de Paris », comprenant des textes de  Maurice Saint-Aguet, Alfred Franklin, M. Santillane, Louis-Sébastien Mercier et Victor Hugo, éditions Publie.net, 2015, 89 pages

Le pitch a été utilisé à plusieurs reprises, entre autres par Bonnardot en 1859 dans un texte intitulé Archéopolis, par Alfred Franklin dans le roman Les Ruines de Paris paru en 1875, par Henriot, alias Henry Maigrot (Paris en l’an 3000, https://books.openedition.org/septentrion/16547?lang=fr) et par Edmond d’Haraucourt en 1904 dans La Traversée de Paris (http://www.merveilleuxscientifique.fr/auteurs/b%C3%A9liard-octave-une-exp%C3%A9dition-polaire-aux-ruines-de-paris/). Ce dernier, qui fut conservateur du musée de la sculpture comparée du Trocadéro, est aussi l’auteur du roman préhistorique Daâh, le premier homme (1914). Cet homme, qu’on pourrait penser austère, a également commis un poème érotique en forme de calligramme, intitulé Sonnet pointu

Le traumatisme occasionné par les destructions et les incendies de monuments qui accompagnèrent la répression sanglante de la Commune de Paris serait une des sources d’inspiration de ces derniers textes (https://journals.openedition.org/belphegor/1953?lang=en)

Paris en 4908

Alfred Franklin était conservateur à la Bibliothèque Mazarine et spécialiste de l’histoire de Paris ; son roman est publié sous la forme d’extraits d’un rapport de fouille envoyé au Ministre de la Marine et des Colonies à Nouméa (siège du gouvernement) par le chef d’une mission archéologique parti rechercher le site de la mythique ville de Paris, d’où seraient originaires les ancêtres des Calédoniens. Les erreurs d’interprétation des savants sont malicieusement brocardées dans cet ouvrage, comme elles le seront plus tard chez Macaulay :

« En creusant le sol au devant de cette église, un sapeur du génie mit à découvert deux fioles en verre blanc, plus hautes que larges, coupées à angles droits, et dont nous ignorons la destination. Près de là se trouvait une petite médaille de plomb, qui nous parut mériter une étude approfondie. Large de douze millimètres environ, elle a la forme d’un hexagone régulier, et est traversée, dans le sens de l’épaisseur, par un fil assez fort. Sur l’une des faces figurent trois majuscules entrelacées, que nous croyons être un J, un V et un B ; l’autre face présente cette inscription mutilée :

les deux lettres qui composent la deuxième ligne sont illisibles, et il n’y a place que pour une seule lettre à la fin de la troisième ligne.

Je tiens à le déclarer ici. Dans les conférences employées à chercher le sens de cette énigme numismatique, M. Paul Brun émit le premier l’idée que nous avions peut-être entre les mains un spécimen de la médaille militaire instituée par un des derniers Poléons de la France. Je rappelai à mon tour que l’on employait alors fréquemment le latin dans les inscriptions. Ce fut un trait de lumière, et M. Louis Lévis s’écria aussitôt : Il faut lire :

VINCIT
IN
BELLO

Le doute n’était point permis. Cette médaille avait donc brillé sur la poitrine d’un soldat, d’un guerrier français à qui la patrie rendait ce témoignage solennel : vincit in bello, Il est brave à la guerre !

extrait d’Alfred Franklin, Les Ruines de Paris

L’urbex ou exploration urbaine, qui suscite tant de fascination depuis quelques années, n’est-elle pas elle-même un avatar post-moderne de l’exploration archéologique telle que se la représente l’imaginaire collectif ? Les clichés d’intérieurs de théâtres abandonnés, de couloirs de cliniques ou de cellules de prisons désaffectées, d’usines en friche et de chambres de palaces en ruines, particulièrement lorsqu’ils représentent une civilisation disparue comme dans l’ex-bloc communiste, ne satisfont-ils pas le vieux rêve de contempler le passé figé dans un arrêt sur image, ce que les archéologues qualifient de « syndrome pompéien », apogée de l’archéologie de catastrophe ? (https://www.franceculture.fr/emissions/le-salon-noir/le-salon-noir-samedi-14-mai-2016, émission consacrée à la catastrophe de Fukushima, vue par des archéologues)

Les friches, lieux suspendus entre le présent et le passé, sont un terrain d’expression privilégié pour les graffeurs. Paradoxalement le street art, art de l’éphémère et de l’instantané par excellence, n’échappe pas à la notion de temps qu’il semble révoquer. Suivant une démarche quasi-archéologique, l’artiste Thomas Voillaume, alias Apach, s’est rendu sur un lieu de street art réputé à Montréal (baptisé le Terrain) et dont le sol est jonché d’écailles de peinture formées de la superposition des graffs, déchets témoignant d’une activité humaine spécialisée, comme pourrait l’être un atelier de débitage de silex : « À cet endroit, tous les jours de beau temps, une nouvelle fresque est peinte. Les peintures se superposent comme des couches géologiques. À travers des échantillons prélevés sur le terrain, nous pouvons retracer l’histoire de cet endroit particulier… » (https://www.thomasvoillaume.com/2014/06/geological-graffiti/). https://www.thomasvoillaume.com/2014/06/geological-graffiti/). La même démarche a inspiré le magazine Brain, pour décrire sous forme de reportage le travail d’échantillonnage d’un mur à Nimègue, montrant une microstratigraphie à haute résolution chronologique, à la manière de varves lacustres ou de cendres volcaniques (https://www.brain-magazine.fr/article/brainorama/38375-Archeologie-du-graffiti).

Microstratigraphie du revêtement d’un mur tagué, extrait du webzine Brain

On peut encore citer la collecte par Amy McKenzie en 2008 d’écailles de peintures dans les ruines du Belmont Art Park, un haut-lieu du graffiti dans la banlieue de Los Angeles. Un programme d’études de l’évolution des graffiti a même été créé en 2005 aux Étatas-Unis, baptisé Graffiti Archaeology (http://grafarc.org/main.html).

Macrophotographie d’une écaille de peinture stratifiée par l’artiste états-unienne Amy McKenzie (https://www.genetology.net/index.php/605/anthropology/archaeologie/)

Archéologie, garbologie et rudologie

Dans une préoccupation très contemporaine, l’exposition suisse souhaite aussi pousser à la réflexion sur la gestion actuelle de nos déchets et sur l’impact écologique de notre mode de consommation et de nos comportements sociaux, rejoignant ainsi le travail des artistes évoqués plus haut.

Le propos n’est certes pas neuf et renvoie à un certain nombre de réflexions et d’études épistémologiques dont la plus connue chez les archéologues est le projet Tucson (Tuscon Garbage Project,) initié par le Dr William Rathje en 1973, au début de l’écologie politique, et dont le principe pourrait être résumé par la phrase : « nous sommes ce que nous jetons ». Partant du constat que l’archéologue a pour principal objet d’étude les objets rejetés par les civilisations passées : « déchets de taille » des outils en pierre, tessons de céramiques cassées, ossements d’animaux consommés, mais aussi les structures d’abandon ou de rejet telles que fosses-dépotoirs, latrines et même sépultures, la tentation est forte de tester la méthode archéologique sur des contextes qui sont par ailleurs parfaitement documentés. Il s’agit donc bien là d’une démarche expérimentale au sens où l’entendent les scientifiques. A Tucson, 14 tonnes de déchets urbains ont été systématiquement collectées pour étude par l’équipe du Dr Rathje et confrontées aux résultats d’une enquête sociologique menée auprès des auteurs des rejets (« constaté » versus « déclaratif »). Le but était de mettre en évidence des modèles de consommation. Le terme de garbology a été créé à partir de ce travail (garbage = ordure) ; en France, on parle aussi de rudologie (du latin rudus=décombres). On notera que l’idée sous-jacente était de confronter un discours « officiel » aux données objectives de l’archéologie, ce qui est pratiquement la démarche inverse de l’exposition Futur antérieur, qui soumet un discours archéologique (certes fictif) à l’épreuve de notre perception de la réalité. En écho au travail de l’Université de l’Arizona, on citera une fouille archéologique récente, à Rouen, sur une décharge urbaine (ou « heurt ») de plus de 10.000 m3, datée du XVIe s. (https://www.inrap.fr/un-heurt-vaste-depotoir-du-xvie-siecle-livre-un-riche-mobilier-archeologique-5226).

Un texte intéressant, intitulé «  Ordures ménagères, faut-il brûler les déchets ? » et reproduit par la Société Préhistorique Française dans son très sérieux bulletin il y a 60 ans, est un plaidoyer mi-sérieux mi-facétieux en faveur de la conservation des déchets à l’intention des archéologues du futur ; il vaut d’être cité car il préfigure parfaitement le propos de l’exposition Futur antérieur :

(…) surtout qu’on n’ait pas recours à l’incinération ! Car en l’an 4000 ou 5000, alors que l’industrie des hommes aura démoli, détruit, ravagé, rasé depuis un ou deux millénaires, tout ce qui fait l’orgueil de nos civilisations, l’Humanité, recommençant sa longue et lente conquête, se penchera sur le passé que sera devenu notre présent. Il y aura des historiens, des fouilleurs qui patiemment, minutieusement, recueilleront, confronteront, interprèteront les vestiges que leur sagacité et leur persévérance auront mis au jour. (…) Alors, dès maintenant, il nous faut considérer les amoncellements, les gisements d’ordures ménagères comme les Archives du XXe siècle, puisque les Bibliothèques, les monuments, tout le reste aura disparu. Quels trésors livrera aux chercheurs le dépôt de quelque grande cité disparue ! (…) Imaginez alors quelles théories pourront être échafaudées sur la découverte, en des lieux fort éloignés les uns des autres, de ce que nous savons, nous, être des pédaliers de bicyclettes. Symboles d’un culte solaire ? Engins de guerre ? Machines à calculer ? (…) Que de controverses, que de polémiques acerbes entre gens également savants ! Vues sous cet angle, ne donnent-elles pas le vertige, les décharges publiques aux abords des cités ou des villages ? Elles sentent mauvais ? Oui. Mais le grand souffle de l’Histoire en emporte les miasmes. Ne brûlons pas les ordures ménagères.

Lucien Hérard, Le Télégramme de Brest et de l’Ouest, 1961, reproduit in Bulletin de la Soc. Préhist. Franç., t.59, 1962, p. 295

L’archéologie conjuguée à tous les temps

Fosse-dépotoir dans une tranchée de diagnostic archéologique sur la ligne de front de 1917
Vestiges en métal et en verre provenant du dépotoir

Futur antérieur : le titre même de l’exposition ravive le débat qui divise toujours les archéologues français (il en va autrement dans les pays anglo-saxons et les pays dits neufs) : quelles sont les limites temporelles du champ d’application de l’archéologie ? L’archéologie doit-elle se fondre dans une « Histoire totale » ? Si le Moyen-Âge et l’époque moderne sont depuis un certain temps considérées comme des périodes que l’archéologie peut et doit documenter en confrontation avec  les sources historiques, l’apport de l’archéologie à la connaissance de l’histoire contemporaine est encore loin de faire consensus en France, d’autant qu’en ce domaine l’action a parfois précédé la réflexion. Même si la proposition d’une « archéologie générale » dénuée de barrières a été faite au début des années 1980 et défendue par la revue Ramage (Revue d’archéologie moderne et d’archéologie générale), dont le premier numéro date de 1982 (http://www.tetralogiques.fr/lirl/revues/ramage.html),  l’« archéologie du passé récent » est un concept qui ne se diffuse qu’au début des années 1990, par le biais de l’archéologie industrielle -avec sa forte dimension patrimoniale- et surtout avec les premières fouilles de sites de batailles de la Première Guerre Mondiale ; la fouille très médiatisée de la tombe d’Alain-Fournier, en 1991, qui n’était pas initiée par des archéologues, mit le débat sur la place publique et sur le terrain politique. Depuis, les découvertes et fouilles de sépultures militaires et de champs de bataille se sont multipliées dans les anciennes zones de conflits (Nord-Picardie, Champagne-Ardennes, Alsace-Lorraine), sous l’effet conjugué de l’essor de l’archéologie préventive, de l’invention du « devoir de mémoire » et du centenaire de la guerre de 1914-1918 (https://archeologie.culture.fr/archeologie1418/fr/histoires-individuelles).

Sépulture de soldat anglais de 1917 fouillée dans le cadre de l’archéologie préventive

Cette archéologie touche d’autant plus le grand public qu’elle est facilement lisible et directement compréhensible à tous, contrairement aux périodes plus anciennes qui requièrent un plus grand effort de représentation mentale. Les vestiges contemporains touchent également l’affect quand ils concernent des individus identifiables et non plus anonymes, comme les sépultures de combattants (telle que celle des vingt « Grimsby Chumbs » d’Arras-Actiparc), les graffitis laissés dans les carrières souterraines d’Arras (Pas-de-Calais) et dans la cité souterraine de Naours (Somme) ou les sculptures façonnées dans les parois des carrières comme à Thiescourt et à Montigny (Oise) ou encore à Froidmont (Aisne).

La carrière du Chauffour à Thiescourt (Oise), inscrite à l’inventaire des Monuments Historiques : ne se croirait-on pas à Palenque ?

Peut-on définir des problématiques autres qu’anecdotiques ? L’archéologie apporte t-elle une réelle plus-value à notre connaissance de l’histoire contemporaine ? Ce débat est vif car il touche évidemment à la définition même de l’archéologie et à ses rapports avec l’histoire en tant que discipline. On peut le suivre sur plus de deux décennies en feuilletant les numéros successifs des « Nouvelles de l’Archéologie » publiées par la Maison des Sciences de l’Homme à Paris (accessibles en ligne : https://journals.openedition.org/nda/). On notera le rôle joué par les archéo-anthropologues  dans ce domaine : fondamentalement l’anthropologie archéologique ne diffère en rien de l’anthropologie médico-légale (forensic anthropology des anglo-saxons) à laquelle elle a emprunté très tôt la notion de taphonomie (étude des processus de transformation post-mortem). L’anthropologie forensique a été popularisée dans le monde entier par les romans de l’anthropologue judiciaire Kathy Reichs, dont le double de fiction, Temperance Brennan, a inspiré la série Bones (2005-2017). En France, c’est le très médiatique Philippe Charlier qui occupe le créneau des « autopsies » de personnages historiques, des enfants de Toutankhamon à Hitler, en passant par Saint Louis, Agnès Sorel, Diane de Poitiers, Richard Cœur de Lion, Henri IV, etc.

Actualités de l’Inrap, mai 2018

On ne s’étonnera pas si l’archéologie a été sollicitée pour l’exhumation des charniers du franquisme, de la dictature argentine ou des guerres de Yougoslavie, sans oublier le camp d’extermination nazi de Sobibor en Pologne. La gendarmerie a créé son corps d’anthropologie forensique formé aux méthodes archéologiques (https://www.gendarmerie.interieur.gouv.fr/pjgn/ircgn/l-expertise-decodee/sciences-medico-legales/l-archeologie-forensique). Il existe même une section spécialisée de l’armée formée par des archéologues à la fouille de corps enfouis illégalement (https://www.defense.gouv.fr/terre/actu-terre/corps-enfouis-illegalement-le-genie-travaille-avec-les-archeologues). Un colloque de l’Inrap a été organisé en novembre 2019 au Tribunal de Paris sur le thème « Archéologie et enquêtes judiciaires ». Désormais, la délimitation du champ de compétence de l’archéologie a clairement échappé aux archéologues pour rentrer dans le domaine du débat public : faut-il s’en réjouir comme d’une conquête démocratique ou s’inquiéter des dérives prévisibles, à une époque où les réseaux sociaux et le jet continu d’informations  donnent à chacun la certitude illusoire de maîtriser n’importe quel sujet en un temps record, une assurance qu’auraient envié Bouvard et Pécuchet…

Détail du tank « Deborah », enseveli en 1917 à Flesquières, exhumé en 1998, classé Monument Historique et présenté dans un musée local inauguré en novembre 2017

De l’archéologie à l’art tout court

Les camps de la Grande Armée napoléonienne et les charniers de la campagne de Russie font désormais l’objet de fouilles préventives ; dans l’Ouest les charniers de décembre 1793 de la guerre de Vendée mis au jour au Mans en 2016 rallument de vieilles rancœurs, suscitant l’intervention du préfet de Vendée et du cabinet de la Ministre de la Culture (https://www.etudesrobespierristes.com/2016/03/28/quel-destin-pour-les-ossements-du-mans/). L’archéologie de la Grande Guerre a désormais ses spécialistes et ses publications de référence ; elle surgit parfois dans l’actualité de façon polémique comme dans l’affaire récente du tunnel de Winterberg dans l’Aisne qui a fait l’objet de fouilles non autorisées de la part d’un explorateur sur-médiatisé. Les relevés et fouilles autorisées de sites de la Seconde Guerre Mondiale (bunkers du Mur de l’Atlantique, camps de prisonniers, hôpitaux militaires, sites de crash d’avions) commencent à se multiplier, dans un cadre aussi bien programmé que préventif. D’autres opérations médiatisées, comme la fouille des sculptures du pavillon de l’URSS à l’exposition universelle de Paris de 1937 (réalisée par l’Inrap en 2009) ou la fouille d’une camionnette Ford Transit de 1991 appartenant à l’Ironbridge Museum (réalisée par l’Université de Bristol en 2006) semblent beaucoup plus difficiles à justifier du point de vue archéologique et s’apparentent plutôt à des performances artistiques, au même titre que le «Déjeuner sous l’herbe » et « Peau d’âme », qui feront l’objet d’un autre billet. Des artistes sont d’ailleurs intervenus à l’occasion de ces dernières opérations (https://www.jeanpauldemoule.com/a-propos-du-dejeuner-sous-lherbe-de-daniel-spoerri/).

Page du site internet de l’Inrap

Mélange des genres, mélange des temps

Le mélange des temps renvoie aussi à des concepts qu’a mis en valeur l’art contemporain, comme le rétrofuturisme (qu’on pourrait définir, à l’inverse du « futur antérieur » traité par l’exposition de Lausanne, comme la projection passée du présent dans le futur). L’expression la plus populaire en est le mouvement Steampunk.

L’exposition « Futur antérieur » a tourné dans un certain nombre de musées en France et dans le monde francophone ; elle a été présentée au musée Archéa à Louvres, près de Roissy, du 15 juin au 7 octobre 2018 (https://archea.roissypaysdefrance.fr/expositions/expositions-temporaires/archives-des-anciennes-expositions/futur-anterieur-tresor-archeologique-du-21eme-siecle). Ses derniers lieux d’accueil ont été la Maison de l’Archéologie à Dainville (Pas-de-Calais) en mars-juin 2019 et le Musée Départemental d’art ancien et contemporain à Épinal (Vosges) de septembre 2019 à janvier 2020.

Pour en savoir plus :

  • Greg BAILEY, Cassie NEWLAND, Anna NILSSON et John SCHOFIELD : Transit, Transition : Excavating J641 VUJ. Cambridge Archaeological Journal, vol.19, n°1, 2009, p. 1-28 (https://www.cambridge.org/core/journals/cambridge-archaeological-journal/article/abs/transit-transition-excavating-j641-vuj/7129685C1001E8EBECA18307A7759A1E ; https://www.york.ac.uk/archaeology/research/current-projects/in-transit/ ; https://vimeo.com/85454521).
  • Claire BESSON : Rien ne se perd, rien ne se crée. L’archéologie, l’artiste et le déchet. Les Nouvelles de l’archéologie, n° 151, 2018, p. 57-61 (https://journals.openedition.org/nda/4026).
  • Jean-Marie BLESSING, Jan DRIESSEN, Jean-Pierre LEGENDRE et Laurent OLIVIER : Clashes of time, the contemporary past as a challenge for archaeology. Presses Universitaires de Louvain, 2017, 276 pages.
  • Christian BOLTANSKI : Recherche et présentation de tout ce qui reste de mon enfance. 1969, 9 ff photocopiées et 15 ill.
  • Thierry BONOT : La vie des objets. D’ustensiles banals à objets de collection. Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2002, 246 pages.
  • Dominique BOSSUT et Gilles PRILAUX : Graffitis et bas-reliefs de la Grande Guerre : archives souterraines de combattants. Éd. Michalon/Inrap, 2018, 146 pages.
  • Élodie CABOT : Les victimes de la bataille du Mans (12-13 décembre 1793). Apports archéo-anthropologiques. Archéopages, n°39, octobre 2013-janvier 2014, p. 32-39.
  • Vincent CARPENTIER, Laurent DUJARDIN, Cyril MARCIGNY avec la collaboration de Albane BURENS, Laurent CAROZZA, Pierre GRUSSENMEYER, Samuel GUILLEMIN, Sylvain MAZET et Laurent VIPARD : « Archéologie du refuge » ou de « l’enfermement-volontaire ». Les Nouvelles de l’archéologie, n°143, 2016, p. 59-63 (https://journals.openedition.org/nda/3436).
  • Dorothée CHAOUI-DERIEUX : Boues et gadoues à la pelle. Les Nouvelles de l’archéologie, n°151, 2018, p. 25-32 (https://journals.openedition.org/nda/3967).
  • Manuel CHARPY et Stéphanie SAUGET (dir.) : Histoire et archéologie : que faire du XIXe siècle ? Revue d’histoire du XIXe siècle, n°58, 2019 (https://journals.openedition.org/rh19/6283 ; https://parolesdhistoire.fr/index.php/2019/09/18/73-archeologie-du-xixe-siecle-avec-manuel-charpy-et-stephanie-sauget/).
  • Jean-Paul DEMOULE : Archéologie, art contemporain et recyclage des déchets. Techniques & Cultures, n°58, 2012, p. 160-177 (https://journals.openedition.org/tc/6321).
  • Yves DESFOSSÉS, Alain JACQUES et Gilles PRILAUX : Archéologie de la Grande Guerre. Éd. Ouest-France/Inrap, 2008, 128 p.
  • Clément DESSY et Valérie STIÉNON (dir.) : (Bé)vues du futur. Les imaginaires visuels de la dystopie (1840-1940). Presses Universitaires du Septentrion, 2015.
  • François FICHET de CLAIRFONTAINE : Pour fouiller les camps d’enfermement de la seconde guerre mondiale ? Les Nouvelles de l’archéologie, n°143, 2016, p. 48-53 (https://journals.openedition.org/nda/3410).
  • Bénédicte GUILLOT : La gestion des déchets à Rouen au XVIe siècle. Premiers résultats de la fouille préventive de deux « heurts » ou décharges publiques. Les Nouvelles de l’Archéologie, n°151, 2018, p. 16-21.
  • Séverine HURARD, Yves ROUMEGOUX et Dorothée CHAOUI-DERIEUX : L’archéologie à l’épreuve de la modernité. De l’opportunisme à la maturité. Les Nouvelles de l’archéologie, n°137, 2014, p. 3-9.
  • Daryl LEE : « Catachronisme » de la ville morte : la capitale du XIXe siècle et l’Anthropocène. Sociétés et Représentations, n°41, 2016, p. 119-135.
  • William RAHTJE et Cullen MURPHY : Rubbish ! The archaeology of garbage. University of Arizona Press, 2001, 280 p.
  • Yves  ROUMEGOUX : Mémoires d’outre-monde. Les Nouvelles de l’archéologie, n°137, 2014, p. 9-13.
  • Marianne ROUSSIER : Le Voyage aux Ruines de Paris : un topos érudit, fantaisiste et satirique dans la fiction d’anticipation aux XIXème et XXème siècles. Belphégor, Littératures populaires et culture médiatique, n°17 (1), 2019, p. (https://journals.openedition.org/belphegor/1953?lang=en).
  • Alain SCHNAPP (dir.) : Une archéologie du passé récent. Les Nouvelles de l’archéologie, n°70, 1997, p. 5-30 (extraits d’un rapport commandé par le Ministère de la Culture).
  • Pierre-Jean TROMBETTA : Archéologie du plus récent que l’ancien (XVIe-XXIe s.). Les Nouvelles de l’archéologie, n°96, 2004, p. 7-13.
  • Laurent VERMARD, Frédéric ADAM et Béatrice PANISSET : Le camp de prisonniers allemands de Stenay (Meuse) durant la seconde guerre mondiale. Les Nouvelles de l’archéologie, n°143, 2016, p. 54-58 (https://journals.openedition.org/nda/3421).
  • https://archeologie.culture.fr/archeologie1418/fr/grimsby-chums
  • https://www.inrap.fr/une-classe-de-6e-du-college-jean-de-beaumont-de-villemomble-etudie-les-vestiges-14368?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=Juin%25202019 (étude archéologique d’une usine de Seine-Saint-Denis par une classe de 6e).

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